Jamais vaudeville ne fut mieux à sa place que celui de la fin:
Ecco cessato il vento,
Placato il mare infido
Galli le chantait avec beaucoup de verve et de bonheur; Zuchelli y met une grâce parfaite, et, dans sa bouche, ce vaudeville est réellement un morceau de chant très-remarquable. Je voudrais voir ce grand chanteur dans un rôle de bariton, D. Juan, par exemple.
Après la Gazza ladra, on sort de Louvois abîmé de fatigue et assourdi. La fatigue nerveuse tient à l'absence d'un ballet d'une heure entre les deux actes de l'opéra. A Milan, nous avions Myrrha, ou la Vengeance de Vénus, l'un des chefs-d'œuvre de Viganò. Les idées mythologiques étaient vraiment d'un effet délicieux, après les horreurs trop réelles du juge de Palaiseau et de ses gendarmes. Il n'a peut-être jamais existé d'orchestre plus savant, plus exact, plus impitoyable pour ce qu'il croit son devoir, que celui de Louvois, et jamais on n'a vu une telle absence de sentiment musical. Puisque sentir paraît impossible, espérons qu'avec le temps on enseignera dans la rue Bergère, qu'un crescendo doit se commencer doucement, et qu'il existe certaines nuances nommées piano. Où sont nos symphonistes malhabiles de Capoue ou de Foligno! quand ils font des fautes, c'est toujours par ignorance, c'est que leurs doigts n'ont pas l'habileté nécessaire pour faire telle note; mais quel feu! quelle délicatesse! que d'âme, quel sentiment musical! Il y a telle note trop forte, trop hardie, trop effrontée, qui prouve que celui qui en outrage l'oreille du spectateur, est à jamais indigne d'être admis dans un orchestre autre que celui du grand Opéra.
Pris individuellement, chacun des artistes de notre orchestre de Louvois est peut-être supérieur, les violons surtout, aux artistes du théâtre de Dresde, de Munich ou de Darmstadt. Quelle différence immense, cependant, dans l'effet! Ces messieurs ne sont supérieurs que dans certaines symphonies de Haydn, où tout est dur; dès qu'il y a une mesure gracieuse et tendre, ils la manquent. Voir les passages de ce caractère dans l'ouverture de la Gazza ladra, voir la manière dont on vient de traiter l'ouverture des Horaces de Cimarosa.
La première fois que j'entendis la Gazza ladra, à Louvois, je fus scandalisé. Le chef d'orchestre, homme d'ailleurs d'un grand talent, violon très-habile, et qui dirige fort bien l'orchestre, une fois le système français adopté, a changé la plupart des mouvements de Rossini. Si jamais ce maestro passe à Paris, et qu'il ne prenne pas le parti de donner des conseils à contre-sens (plaisanterie que je lui ai vu exécuter une fois avec une grâce infinie, tout le succès possible, et une duperie parfaite de la part des chanteurs qu'il conseillait à faux), il ne peut pas se dispenser d'avoir une explication avec M. le chef d'orchestre de Louvois. Pauvre Rossini! il sera battu complétement, car il n'est pas savant, lui.
Le mouvement fait tout pour l'expression. Enfant chéri des dames, cet air aimable que Deviène vola jadis à Mozart, chanté adagio, est à faire fondre en larmes. Parmi les morceaux singulièrement altérés par le chef d'orchestre de Louvois, je remarque le duetto de Ninette et de Pippo dans la prison:
E ben per mia memoria.
Tantôt les piano deviennent des allegro; mais comme il faut être juste, et qu'il y a compensation à tout, un instant après, un joli allegro vivace est changé en andante languissant, et cela en dépit de la situation et du cri du libretto, si j'ose parler ainsi.
Guarda, guarda; avisa, avisa!
dans le moment où Pippo, au haut du clocher, retrouve le couvert d'argent dans la cachette de la pie, morceau allegro s'il en fut jamais, et ainsi exécuté à Milan sous les yeux de l'auteur, prend à Louvois un mouvement lent tout à fait convenable pour une parodie41.
Dans huit ou dix ans, lorsque la révolution de la musique sera achevée, et que nos jolies petites filles de douze ans seront des maîtresses de maison, le public de Louvois, voulant avant tout de beaux chants, et non de la symphonie, fera du chef d'orchestre d'alors l'esclave soumis des chanteurs, quant au mouvement des morceaux. Quelque médiocre que soit le chanteur, quand il est en scène, tout doit lui obéir et le suivre, non pas assurément par déférence pour sa personne, mais par respect pour l'oreille du spectateur.
CHAPITRE XXIV
DE L'ADMIRATION EN FRANCE, OU DU GRAND OPERA
Je suis allé ce soir au Devin du Village (5 mars 1823); c'est une imitation assez gauche de la musique qu'on avait en Italie vers l'an 1730. Cette musique fit place, jadis, aux chefs-d'œuvre de Pergolèse et de Logrosino, qui furent remplacés par ceux des Sacchini et des Piccini, qui ont été effacés par ceux des Guglielmi et des Paisiello, qui à leur tour pâlissent devant Rossini et Mozart.
En France, nous n'allons pas si vite; rien de ce qui est généralement reçu ne peut passer peu à peu. Il faut bataille. Je veux admirer aujourd'hui ce que j'ai admiré hier; autrement, de quoi parlerai-je demain? Un chef-d'œuvre reconnu tel a beau m'ennuyer, il n'en est pas moins délicieux; c'est moi qui suis dans mon tort d'être ennuyé. Le valet de chambre de la maison paternelle nous dit dès l'âge de dix ans, en nous mettant des papillotes:
«Monsieur, il faut souffrir pour être beau.»
Tout change en Europe, tout a été bouleversé; le public de l'Opéra seul a la gloire d'être resté immobile. Il fit, dans le temps une fort belle résistance à Rousseau. Les violons voulurent bravement le tuer comme ennemi de l'honneur national42. Paris tout entier prit parti; on parla de lettre de cachet. C'est comme il y a un an à la Porte Saint-Martin; les journaux libéraux persuadèrent aux calicots qu'il fallait siffler Shakspeare, parce que c'est un aide de camp du duc de Wellington.
Notre bon sens littéraire n'a pas fait un pas depuis 1765; c'est toujours sur l'honneur national que notre vanité s'appuie. Nous sommes si vains, que nous prétendons à l'orgueil.
Voyez les changements qui ont eu lieu dans l'État depuis 1765: Louis XVI appelle la philosophie au conseil, elle y entre sous les traits de l'immortel Turgot; la légèreté puérile du vieux Maurepas succède; vient ensuite l'importance financière et la suffisance bourgeoise de l'honnête Necker; sous Mirabeau, la France veut la monarchie constitutionnelle; sous Danton elle passe à la terreur, et l'étranger n'entre pas. Une cinquantaine de voleurs s'emparent du timon de l'État. Les beaux jours de Frascati paraissent. Pendant ce temps, nos armées se donnaient le plaisir nerveux de gagner des batailles et de faire fuir des Autrichiens.
Nous étions aux concerts de la rue de Cléry, lorsqu'un jeune héros s'empare de la France et fait son bonheur pendant trois ans. Un homme aimable lui présente une lettre sur le revers de son chapeau à plumes; le grand homme perd la tête et s'écrie: Il n'y a que ces gens-là qui sachent servir! Cette lettre lui fait plus de plaisir que dix victoires. Il part de là pour ressusciter les oripeaux monarchiques à la Louis XIV. Toute la France court après les baronnies et les cordons. Lassée de l'insolence des comtes de l'Empire, elle reçoit Louis avec transports… Que de changements! L'opinion publique a varié au moins vingt fois depuis 1765. Une seule classe est restée immobile comme pour consoler l'orgueil national; c'est le public de l'Opéra. Lui seul peut décliner avec dignité la girouette fatale que nous voyons voltiger sur tant de têtes. On y chantait faux ce soir comme il y a soixante ans.
Ce soir, en revenant du Devin du Village, j'ai ouvert machinalement un volume de l'emphatique Rousseau. C'étaient ses écrits sur la musique. J'ai été frappé; tout ce qu'il dit en 1765 est encore brillant de jeunesse et de