Non, à moins que vous ne m'interrompiez sans cesse.
Je suis muet.
Je vous ai souvent expliqué ce que c'est qu'un majorat, et comment la succession d'une principauté avec les titres, les droits, privilèges, honneurs et richesses y attachés…
Vous ne m'écoutez pas?
Pardonnez-moi.
Je vous ai dit…
Oh! pour Dieu, l'abbé, ne recommencez pas. Je puis achever la phrase, je la sais par coeur: «Et richesses y attachés, peuvent passer alternativement, dans les familles, de la branche aînée à la branche cadette, et repasser de la branche cadette à la branche aînée, réciproquement, par la loi de transmission d'héritage, à l'aîné des enfants mâles d'une des branches, quand la branche collatérale ne se trouve plus représentée que par des filles.» Est-ce là tout ce que vous aviez de nouveau et d'intéressant à me dire! Vraiment, si vous ne m'aviez jamais appris rien de mieux, j'aimerais autant ne rien savoir du tout.
Ayez un peu de patience, songez qu'il m'en faut souvent beaucoup avec vous.
C'est vrai, mon ami, pardonnez-moi. Je suis mal disposé aujourd'hui.
Je m'en aperçois. Peut être vaudrait-il mieux remettre la conversation à demain ou à ce soir.
Qui est là-dedans?
Vous le saurez si vous voulez m'entendre.
Lui! mon grand-père, peut-être?
Peut-être.
Comment peut-être! et vous me faites languir!..
Quoi! il est ici, et on me le cache!
Arrêtez, il repose.
Non! il a remué, il a fait du bruit.
Il est fatigué, souffrant; vous ne pouvez pas le voir.
Pourquoi s'enferme-t-il pour moi? Je serais entré sans bruit; je l'aurais veillé avec amour durant son sommeil; j'aurais contemplé ses traits vénérables. Tenez, l'abbé, je l'ai toujours pressenti, il ne m'aime pas. Je suis seul au monde, moi: j'ai un seul protecteur, un seul parent, et je ne suis pas connu, je ne suis pas aimé de lui!
Chassez, mon cher élève, ces tristes et coupables pensées. Votre illustre aïeul ne vous a pas donné ces preuves banales d'affection qui sont d'usage dans les classes obscures…
Plût au ciel que je fusse né dans ces classes! Je ne serais pas un étranger, un inconnu pour le chef de ma famille.
Gabriel, vous apprendrez aujourd'hui un grand secret qui vous expliquera tout ce qui vous a semblé énigmatique jusqu'à présent; je ne vous cache pas que vous touchez à l'heure la plus solennelle et la plus redoutable qui ait encore sonné pour vous. Vous verrez quelle immense, quelle incroyable sollicitude s'est étendue sur vous depuis l'instant de votre naissance jusqu'à ce jour. Armez-vous de courage. Vous avez une grande résolution à prendre, une grande destinée à accepter aujourd'hui. Quand vous aurez appris ce que vous ignorez, vous ne direz pas que vous n'êtes pas aimé. Vous savez, du moins, que votre naissance fut attendue comme une faveur céleste, comme un miracle. Votre père était malade, et l'on avait presque perdu l'espoir de lui voir donner le jour à un héritier de son titre et de ses richesses. Déjà la branche cadette des Bramante triomphait dans l'espoir de succéder au glorieux titre que vous porterez un jour…
Oh! je sais tout cela. En outre, j'ai deviné beaucoup de choses que vous ne me disiez pas. Sans doute, la jalousie divisait les deux frères Julien et Octave, mon père et mon oncle; peut-être aussi mon grand-père nourrissait-il dans son âme une secrète préférence pour son fils aîné… Je vins au monde. Grande joie pour tous, excepté pour moi, qui ne fus pas gratifié par le ciel d'un caractère à la hauteur de ces graves circonstances.
Que dites-vous?
Je dis que cette transmission d'héritage de mâle en mâle est une loi fâcheuse, injuste peut-être. Ce continuel déplacement de possession entre les diverses branches d'une famille ne peut qu'allumer le feu de la jalousie, aigrir les ressentiments, susciter la haine entre les proches parents, forcer les pères à détester leurs filles, faire rougir les mères d'avoir donné le jour à des enfants de leur sexe!.. Que sais-je! L'ambition et la cupidité doivent pousser de fortes racines dans une famille ainsi assemblée comme une meute affamée autour de la curée du majorat, et l'histoire m'a appris qu'il en peut résulter des crimes qui font l'horreur et la honte de l'humanité. Eh bien, qu'avez-vous à me regarder ainsi, mon cher maître? vous voilà tout troublé! Ne m'avez-vous pas nourri de l'histoire des grands hommes et des lâches? Ne m'avez-vous pas toujours montré l'héroïsme et la franchise aux prises avec la perfidie et la bassesse? Êtes-vous étonné qu'il m'en suit resté quelque notion de justice, quelque amour de la vérité?
Gabriel, vous avez raison; mais, pour l'amour du ciel, soyez moins tranchant et moins hardi en présence de votre aïeul.
Tenez, l'abbé, j'ai meilleure opinion de mon grand-père; je voudrais qu'il m'entendît. Peut-être sa présence va m'intimider; je serais bien aise pourtant qu'il put lire dans mon âme, et voir qu'il se trompe, depuis deux ans, en m'envoyant toujours des jouets d'enfant.
Je le répète, vous ne pouvez comprendre encore quelle a été sa tendresse pour vous. Ne soyez point ingrat envers le ciel; vous pouviez naître déshérité de tous ces biens dont la fortune vous a comblé, de tout cet amour qui veille sur vous mystérieusement et assidûment…
Sans doute je pouvais naître femme, et alors adieu la fortune et l'amour de mes parents! J'eusse été une créature maudite, et, à l'heure qu'il est, j'expierais sans doute au fond d'un cloître le crime de ma naissance. Mais ce n'est pas mon grand-père qui m'a fait la grâce et l'honneur d'appartenir à la race mâle.
Gabriel, vous ne savez pas de quoi vous parlez.
Il serait plaisant que j'eusse à remercier mon grand-père de ce que je suis son petit-fils! C'est à lui plutôt de me remercier d'être né tel qu'il me souhaitait; car il haïssait… du moins il n'aimait pas son fils Octave, et il eût été mortifié de laisser son titre aux enfants de celui-ci. Oh! j'ai compris depuis longtemps malgré vous: vous n'êtes pas un grand diplomate, mon bon abbé; vous êtes trop honnête homme pour cela…
Gabriel, je vous conjure…
Tenez! pour le coup, le prince est éveillé. Je vais le voir enfin, je vais savoir ses desseins; je veux entrer chez lui.
SCÈNE IV
Le vieillard est irrité, l'enfant en pleine révolte, moi couvert de confusion. Le vieux Jules est vindicatif, et la vengeance est si facile aux hommes