Autant voudrait dire, mon cher abbé, qu'un homme ne doit jamais avoir froid, ou ne doit jamais être malade. Je crois seulement qu'un homme ne doit jamais laisser voir à son ennemi qu'il a peur.
Il y a dans l'homme une disposition naturelle à affronter le danger, et c'est ce qui le distingue de la femme très-particulièrement.
La femme! la femme, je ne sais à quel propos vous me parlez toujours de la femme. Quant à moi, je ne sens pas que mon âme ait un sexe, comme vous tâchez souvent de me le démontrer. Je ne sens en moi une faculté absolue pour quoi que ce soit: par exemple, je ne me sens pas brave d'une manière absolue, ni poltron non plus d'une manière absolue. Il y a des jours où sous l'ardent soleil de midi, quand mon front est en feu, quand mon cheval est enivré, comme moi, de la course, je franchirais, seulement pour me divertir, les plus affreux précipices de nos montagnes. Il est des soirs où le bruit d'une croisée agitée par la brise me fait frissonner, et où je ne passerais pas sans lumière le seuil de la chapelle pour toutes les gloires du monde. Croyez-moi nous sommes tous sous l'impression du moment, et l'homme qui se vanterait devant moi de n'avoir jamais eu peur me semblerait un grand fanfaron, de même qu'une femme pourrait dire devant moi qu'elle a des jours de courage sans que j'en fusse étonné. Quand je n'étais encore qu'un enfant, je m'exposais souvent au danger plus volontiers qu'aujourd'hui: c'est que je n'avais pas conscience du danger.
Mon cher Gabriel, vous êtes très-ergoteur aujourd'hui… Mais laissons cela. J'ai à vous entretenir…
Non, non! je veux achever mon ergotage et vous prendre par vos propres arguments… Je sais bien pourquoi vous voulez détourner la conversation…
Je ne vous comprends pas.
Oui-da! vous souvenez-vous de ce ruisseau que vous ne vouliez pas passer parce que le pont de branches entrelacées ne tenait presque plus à rien? et moi j'étais au milieu, pourtant! Vous ne voulûtes pas quitter la rive, et à votre prière je revins sur mes pas. Vous aviez donc peur?
Je ne me rappelle pas cela.
Oh! que si!
J'avais peur pour vous, sans doute.
Non, puisque j'étais déjà à moitié passé. Il y avait autant de danger pour moi à revenir qu'à continuer.
Et vous en voulez conclure…
Que, puisque moi, enfant de dix ans, n'ayant pas conscience du danger, j'étais plus téméraire que vous, homme sage et prévoyant, il en résulte que la bravoure absolue n'est pas le partage exclusif de l'homme, mais plutôt celui de l'enfant, et, qui sait? peut-être aussi celui de la femme.
Où avez-vous pris toutes ces idées? Jamais je ne vous ai vu si raisonneur.
Oh! bien, oui! je ne vous dis pas tout ce qui me passe par la tête.
Quoi donc, par exemple?
Bah! je ne sais quoi! Je me sens aujourd'hui dans une disposition singulière. J'ai envie de me moquer de tout.
Et qui vous a mis ainsi en gaieté?
Au contraire, je suis triste! Tenez, j'ai fait un rêve bizarre qui m'a préoccupé et comme poursuivi tout le jour.
Quel enfantillage! et ce rêve…
J'ai rêvé que j'étais femme.
En vérité, cela est étrange… Et d'où vous est venue cette imagination?
D'où viennent les rêves? Ce serait à vous de me l'expliquer, mon cher professeur.
Et ce rêve vous était sans doute désagréable?
Pas le moins du monde; car, dans mon rêve, je n'étais pas un habitant de cette terre. J'avais des ailes, et je m'élevais à travers les mondes, vers je ne sais quel monde idéal. Des voix sublimes chantaient autour de moi; je ne voyais personne; mais des nuages légers et brillants, qui passaient dans l'éther, reflétaient ma figure, et j'étais une jeune fille vêtue d'une longue robe flottante et couronnée de fleurs.
Alors vous étiez un ange, et non pas une femme.
J'étais une femme; car tout à coup mes ailes se sont engourdies, l'éther s'est fermé sur ma tête, comme une voûte de cristal impénétrable, et je suis tombé, tombé… et j'avais au cou une lourde chaîne dont le poids m'entraînait vers l'abîme; et alors je me suis éveillé, accablé de tristesse, de lassitude et d'effroi… Tenez, n'en parlons plus. Qu'avez-vous à m'enseigner aujourd'hui?
J'ai une conversation sérieuse à vous demander, une importante nouvelle à vous apprendre, et je réclamerai toute votre attention.
Une nouvelle! ce sera donc la première de ma vie, car j'entends dire les mêmes choses depuis que j'existe. Est-ce une lettre de mon grand-père?
Mieux que cela.
Un présent? Peu m'importe. Je ne suis plus un enfant pour me réjouir d'une nouvelle arme ou d'un nouvel habit. Je ne conçois pas que mon grand-père ne songe à moi que pour s'occuper de ma toilette ou de mes plaisirs.
Vous aimez pourtant la parure, un peu trop même.
C'est vrai; mais je voudrais que mon grand-père me considérât comme un jeune homme, et m'admit à l'honneur insigne de faire sa connaissance.
Eh bien, mon cher monsieur, cet honneur ne tardera pas à vous être accordé.
C'est ce qu'on me dit tous les ans.
Et c'est ce qui arrivera demain.
Ah! enfin!
Cette nouvelle comble tous vos voeux?
Oui, j'ai beaucoup de choses à dire à mon noble parent, beaucoup de questions à lui faire, et probablement de reproches à lui adresser.
Des reproches?
Oui, pour la solitude où il me tient depuis que je suis au monde. Or, j'en suis las, et je veux connaître ce monde dont on me parle tant, ces hommes qu'on me vante, ces femmes qu'on rabaisse, ces biens qu'on estime, ces plaisirs qu'on recherche… Je veux tout connaître, tout sentir, tout posséder, tout braver! Ah! cela vous étonne; mais, écoutez: on peut élever des faucons en cage et leur faire perdre le souvenir ou l'instinct de la liberté: un jeune homme est un oiseau doué de plus de mémoire et de réflexion.
Votre illustre parent vous fera connaître ses intentions, vous lui manifesterez vos désirs. Ma tâche envers vous est terminée, mon cher élève, et je désire que Son Altesse n'ait pas lieu de la trouver mal remplie.
Grand merci! Si je montre quelque bon sens, tout l'honneur en reviendra à mon cher précepteur; si mon grand-père trouve que je ne suis qu'un sot, mon précepteur s'en lavera les mains en disant qu'il n'a pu rien tirer de ma pauvre cervelle.
Espiègle! m'écouterez-vous enfin?
Écouter quoi? J'ai cru que vous