Monsieur du Châtelet, venu au monde Sixte Châtelet tout court, mais qui dès 1804 avait eu le bon esprit de se qualifier, était un de ces agréables jeunes gens qui, sous Napoléon, échappèrent à toutes les conscriptions en demeurant auprès du soleil impérial. Il avait commencé sa carrière par la place de secrétaire des commandements d'une princesse impériale. Monsieur du Châtelet possédait toutes les incapacités exigées par sa place. Bien fait, joli homme, bon danseur, savant joueur de billard, adroit à tous les exercices, médiocre acteur de société, chanteur de romances, applaudisseur de bons mots, prêt à tout, souple, envieux, il savait et ignorait tout. Ignorant en musique, il accompagnait au piano tant bien que mal une femme qui voulait chanter par complaisance une romance apprise avec mille peines pendant un mois. Incapable de sentir la poésie, il demandait hardiment la permission de se promener pendant dix minutes pour faire un impromptu, quelque quatrain plat comme un soufflet, et où la rime remplaçait l'idée. Monsieur du Châtelet était encore doué du talent de remplir la tapisserie dont les fleurs avaient été commencées par la princesse; il tenait avec une grâce infinie les écheveaux de soie qu'elle dévidait, en lui disant des riens où la gravelure se cachait sous une gaze plus ou moins trouée. Ignorant en peinture, il savait copier un paysage, crayonner un profil, croquer un costume et le colorier. Enfin il avait tous ces petits talents qui étaient de si grands véhicules de fortune dans un temps où les femmes ont eu plus d'influence qu'on ne le croit sur les affaires. Il se prétendait fort en diplomatie, la science de ceux qui n'en ont aucune et qui sont profonds par leur vide; science d'ailleurs fort commode, en ce sens qu'elle se démontre par l'exercice même de ses hauts emplois; que voulant des hommes discrets, elle permet aux ignorants de ne rien dire, de se retrancher dans des hochements de tête mystérieux; et qu'enfin l'homme le plus fort en cette science est celui qui nage en tenant sa tête au-dessus du fleuve des événements qu'il semble alors conduire, ce qui devient une question de légèreté spécifique. Là, comme dans les arts, il se rencontre mille médiocrités pour un homme de génie. Malgré son service ordinaire et extraordinaire auprès de l'Altesse Impériale, le crédit de sa protectrice n'avait pu le placer au Conseil d'État: non qu'il n'eût fait un délicieux Maître des Requêtes comme tant d'autres, mais la princesse le trouvait mieux placé près d'elle que partout ailleurs. Cependant il fut nommé baron, vint à Cassel comme Envoyé Extraordinaire, et y parut en effet très-extraordinaire. En d'autres termes, Napoléon s'en servit au milieu d'une crise comme d'un courrier diplomatique. Au moment où l'Empire tomba, le baron du Châtelet avait la promesse d'être nommé Ministre en Westphalie, près de Jérôme. Après avoir manqué ce qu'il nommait une ambassade de famille, le désespoir le prit; il fit un voyage en Égypte avec le général Armand de Montriveau. Séparé de son compagnon par des événements bizarres, il avait erré pendant deux ans de désert en désert, de tribu en tribu, captif des Arabes qui se le revendaient les uns aux autres sans pouvoir tirer le moindre parti de ses talents. Enfin, il atteignit les possessions de l'imam de Mascate, pendant que Montriveau se dirigeait sur Tanger; mais il eut le bonheur de trouver à Mascate un bâtiment anglais qui mettait à la voile, et put revenir à Paris un an avant son compagnon de voyage. Ses malheurs récents, quelques liaisons d'ancienne date, des services rendus à des personnages alors en faveur, le recommandèrent au Président du Conseil, qui le plaça près de Monsieur de Barante, en attendant la première Direction libre. Le rôle rempli par monsieur du Châtelet auprès de l'Altesse Impériale, sa réputation d'homme à bonnes fortunes, les événements singuliers de son voyage, ses souffrances, tout excita la curiosité des femmes d'Angoulême. Ayant appris les mœurs de la haute ville, monsieur le baron Sixte du Châtelet se conduisit en conséquence. Il fit le malade, joua l'homme dégoûté, blasé. A tout propos, il se prit la tête comme si ses souffrances ne lui laissaient pas un moment de relâche, petite manœuvre qui rappelait son voyage et le rendait intéressant. Il alla chez les autorités supérieures, le Général, le Préfet, le Receveur-Général et l'Évêque; mais il se montra partout poli, froid, légèrement dédaigneux comme les hommes qui ne sont pas à leur place et qui attendent les faveurs du pouvoir. Il laissa deviner ses talents de société, qui gagnèrent à ne pas être connus; puis, après s'être fait désirer, sans avoir lassé la curiosité, après avoir reconnu la nullité des hommes et savamment examiné les femmes pendant plusieurs dimanches à la cathédrale, il reconnut en madame de Bargeton la personne dont l'intimité lui convenait. Il compta sur la musique pour s'ouvrir les portes de cet hôtel impénétrable aux étrangers. Il se procura secrètement une messe de Miroir, l'étudia au piano; puis, un beau dimanche où toute la société d'Angoulême était à la messe, il extasia les ignorants en touchant l'orgue, et réveilla l'intérêt qui s'était attaché à sa personne en faisant indiscrètement circuler son nom par les gens du bas clergé. Au sortir de l'église, madame de Bargeton le complimenta, regretta de ne pas avoir l'occasion de faire de la musique avec lui; pendant cette rencontre cherchée, il se fit naturellement offrir le passe-port qu'il n'eût pas obtenu s'il l'eût demandé. L'adroit baron vint chez la reine d'Angoulême, à laquelle il rendit des soins compromettants. Ce vieux beau, car il avait quarante-cinq ans, reconnut dans cette femme toute une jeunesse à ranimer, des trésors à faire valoir, peut-être une veuve riche en espérances à épouser, enfin une alliance avec la famille des Nègrepelisse, qui lui permettrait d'aborder à Paris la marquise d'Espard, dont le crédit pouvait lui rouvrir la carrière politique. Malgré le gui sombre et luxuriant qui gâtait ce bel arbre, il résolut de s'y attacher, de l'émonder, de le cultiver, d'en obtenir de beaux fruits. L'Angoulême noble cria contre l'introduction d'un giaour dans la Casba, car le salon de madame de Bargeton était le Cénacle d'une société pure de tout alliage. L'Évêque seul y venait habituellement, le Préfet y était reçu deux ou trois fois dans l'an; le Receveur-Général n'y pénétrait point; madame de Bargeton allait à ses soirées, à ses concerts, et ne dînait
Автор: | Honore de Balzac |
Издательство: | Public Domain |
Серия: | |
Жанр произведения: | Зарубежная классика |
Год издания: | 0 |
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les Préfets, une harangue en bouche, comme pour la Royauté. Madame de Bargeton, venue à une redoute offerte par un régiment à la ville, s'éprit d'un gentilhomme, simple sous-lieutenant à qui le rusé Napoléon avait montré le bâton de maréchal de France. Cette passion contenue, noble, grande, et qui contrastait avec les passions alors si facilement nouées et dénouées, fut chastement consacrée par la main de la mort. A Wagram, un boulet de canon écrasa sur le cœur du marquis de Cante-Croix le seul portrait qui attestât la beauté de madame de Bargeton. Elle pleura long-temps ce beau jeune homme, qui en deux campagnes était devenu colonel, échauffé par la gloire, par l'amour, et qui mettait une lettre de Naïs au-dessus des distinctions impériales. La douleur jeta sur la figure de cette femme un voile de tristesse. Ce nuage ne se dissipa qu'à l'âge terrible où la femme commence à regretter ses belles années passées sans qu'elle en ait joui, où elle voit ses roses se faner, où les désirs d'amour renaissent avec l'envie de prolonger les derniers sourires de la jeunesse. Toutes ses supériorités firent plaie dans son âme au moment où le froid de la province la saisit. Comme l'hermine, elle serait morte de chagrin si, par hasard, elle se fût souillée au contact d'hommes qui ne pensaient qu'à jouer quelques sous, le soir, après avoir bien dîné. Sa fierté la préserva des tristes amours de la province. Entre la nullité des hommes qui l'entouraient et le néant, une femme si supérieure dut préférer le néant. Le mariage et le monde furent donc pour elle un monastère. Elle vécut par la poésie, comme la carmélite vit par la religion. Les ouvrages des illustres étrangers jusqu'alors inconnus qui se publièrent de 1815 à 1821, les grands traités de monsieur de Bonald et ceux de monsieur de Maistre, ces deux aigles penseurs, enfin les œuvres moins grandioses de la littérature française qui poussa si vigoureusement ses premiers rameaux, lui embellirent sa solitude, mais n'assouplirent ni son esprit ni sa personne. Elle resta droite et forte comme un arbre qui a soutenu un coup de foudre sans en être abattu. Sa dignité se guinda, sa royauté la rendit précieuse et quintessenciée. Comme tous ceux qui se laissent adorer par des courtisans quelconques, elle trônait avec ses défauts. Tel était le passé de madame de Bargeton, froide histoire, nécessaire à dire pour faire comprendre sa liaison avec Lucien, qui fut assez singulièrement introduit chez elle. Pendant ce dernier hiver, il était survenu dans la ville une personne qui avait animé la vie monotone que menait madame de Bargeton. La place de directeur des contributions indirectes étant venue à vaquer, monsieur de Barante envoya pour l'occuper un homme de qui la destinée aventureuse plaidait assez en sa faveur pour que la curiosité féminine lui servît de passe-port chez la reine du pays.