Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4. Bastiat Frédéric. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Bastiat Frédéric
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
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et ôte au spoliateur jusqu'à la conscience de ses torts.

      L'Opinion, qui réagit contre la spoliation militaire, placée non chez le peuple spoliateur, mais chez le peuple spolié, n'exerce que bien peu d'influence. Cependant, elle n'est pas tout à fait inefficace, et d'autant moins que les nations se fréquentent et se comprennent davantage. Sous ce rapport, on voit que l'étude des langues et la libre communication des peuples tendent à faire prédominer l'opinion contraire à ce genre de spoliation.

      Malheureusement, il arrive souvent que les nations qui entourent le peuple spoliateur sont elles-mêmes spoliatrices, quand elles le peuvent, et dès lors imbues des mêmes préjugés.

      Alors, il n'y a qu'un remède: le temps. Il faut que les peuples aient appris, par une rude expérience, l'énorme désavantage de se spolier les uns les autres.

      On parlera d'un autre frein: la moralisation. Mais la moralisation a pour but de multiplier les actions vertueuses. Comment donc restreindra-t-elle les actes spoliateurs quand ces actes sont mis par l'Opinion au rang des plus hautes vertus? Y a-t-il un moyen plus puissant de moraliser un peuple que la Religion? Y eut-il jamais Religion plus favorable à la paix et plus universellement admise que le Christianisme? Et cependant qu'a-t-on vu pendant dix-huit siècles? On a vu les hommes se battre non-seulement malgré la Religion, mais au nom de la Religion même.

      Un peuple conquérant ne fait pas toujours la guerre offensive. Il a aussi de mauvais jours. Alors ses soldats défendent le foyer domestique, la propriété, la famille, l'indépendance, la liberté. La guerre prend un caractère de sainteté et de grandeur. Le drapeau, bénit par les ministres du Dieu de paix, représente tout ce qu'il y a de sacré sur la terre; on s'y attache comme à la vivante image de la patrie et de l'honneur; et les vertus guerrières sont exaltées au-dessus de toutes les autres vertus. – Mais le danger passé, l'Opinion subsiste, et, par une naturelle réaction de l'esprit de vengeance qui se confond avec le patriotisme, on aime à promener le drapeau chéri de capitale en capitale. Il semble que la nature ait préparé ainsi le châtiment de l'agresseur.

      C'est la crainte de ce châtiment, et non les progrès de la philosophie, qui retient les armes dans les arsenaux, car, on ne peut pas le nier, les peuples les plus avancés en civilisation font la guerre, et se préoccupent bien peu de justice quand ils n'ont pas de représailles à redouter. Témoin l'Hymalaya, l'Atlas et le Caucase.

      Si la Religion a été impuissante, si la philosophie est impuissante, comment donc finira la guerre?

      L'Économie politique démontre que, même à ne considérer que le peuple victorieux, la guerre se fait toujours dans l'intérêt du petit nombre et aux dépens des masses. Il suffit donc que les masses aperçoivent clairement cette vérité. Le poids de l'Opinion, qui se partage encore, pèsera tout entier du côté de la paix35.

      La Spoliation exercée par la force prend encore une autre forme. On n'attend pas qu'un homme ait produit une chose pour la lui arracher. On s'empare de l'homme lui-même; on le dépouille de sa propre personnalité; on le contraint au travail; on ne lui dit pas: Si tu prends cette peine pour moi, je prendrai cette peine pour toi, on lui dit: À toi toutes les fatigues, à moi toutes les jouissances. C'est l'Esclavage, qui implique toujours l'abus de la force.

      Or, c'est une grande question de savoir s'il n'est pas dans la nature d'une force incontestablement dominante d'abuser toujours d'elle-même. Quant à moi, je ne m'y fie pas, et j'aimerais autant attendre d'une pierre qui tombe la puissance qui doit l'arrêter dans sa chute, que de confier à la force sa propre limite.

      Je voudrais, au moins, qu'on me montrât un pays, une époque où l'Esclavage a été aboli par la libre et gracieuse volonté des maîtres.

      L'Esclavage fournit un second et frappant exemple de l'insuffisance des sentiments religieux et philanthropiques aux prises avec l'énergique sentiment de l'intérêt. Cela peut paraître triste à quelques Écoles modernes qui cherchent dans l'abnégation le principe réformateur de la société. Qu'elles commencent donc par réformer la nature de l'homme.

      Aux Antilles, les maîtres professent de père en fils, depuis l'institution de l'esclavage, la Religion chrétienne. Plusieurs fois par jour ils répètent ces paroles: «Tous les hommes sont frères; aimer son prochain, c'est accomplir toute la loi.» – Et pourtant ils ont des esclaves. Rien ne leur semble plus naturel et plus légitime. Les réformateurs modernes espèrent-ils que leur morale sera jamais aussi universellement acceptée, aussi populaire, aussi forte d'autorité, aussi souvent sur toutes les lèvres que l'Évangile? Et si l'Évangile n'a pu passer des lèvres au cœur par-dessus ou à travers la grande barrière de l'intérêt, comment espèrent-ils que leur morale fasse ce miracle?

      Mais quoi! l'Esclavage est-il donc invulnérable? Non; ce qui l'a fondé le détruira, je veux dire l'Intérêt, pourvu que, pour favoriser les intérêts spéciaux qui ont créé la plaie, on ne contrarie pas les intérêts généraux qui doivent la guérir.

      C'est encore une vérité démontrée par l'Économie politique, que le travail libre est essentiellement progressif et le travail esclave nécessairement stationnaire. En sorte que le triomphe du premier sur le second est inévitable. Qu'est devenue la culture de l'indigo par les noirs?

      Le travail libre appliqué à la production du sucre en fera baisser de plus en plus le prix. À mesure, l'esclave sera de moins en moins lucratif pour son maître. L'esclavage serait depuis longtemps tombé de lui-même en Amérique, si, en Europe, les lois n'eussent élevé artificiellement le prix du sucre. Aussi nous voyons les maîtres, leurs créanciers et leurs délégués travailler activement à maintenir ces lois, qui sont aujourd'hui les colonnes de l'édifice.

      Malheureusement, elles ont encore la sympathie des populations du sein desquelles l'esclavage a disparu; par où l'on voit qu'encore ici l'Opinion est souveraine.

      Si elle est souveraine, même dans la région de la Force, elle l'est à bien plus forte raison dans le monde de la Ruse. À vrai dire, c'est là son domaine. La Ruse, c'est l'abus de l'intelligence; le progrès de l'opinion, c'est le progrès des intelligences. Les deux puissances sont au moins de même nature. Imposture chez le spoliateur implique crédulité chez le spolié, et l'antidote naturel de la crédulité c'est la vérité. Il s'ensuit qu'éclairer les esprits, c'est ôter à ce genre de spoliation son aliment.

      Je passerai brièvement en revue quelques-unes des spoliations qui s'exercent par la Ruse sur une très-grande échelle.

      La première qui se présente c'est la Spoliation par ruse théocratique.

      De quoi s'agit-il? De se faire rendre en aliments, vêtements, luxe, considération, influence, pouvoir, des services réels contre des services fictifs.

      Si je disais à un homme: – «Je vais te rendre des services immédiats,» – il faudrait bien tenir parole; faute de quoi cet homme saurait bientôt à quoi s'en tenir, et ma ruse serait promptement démasquée.

      Mais si je lui dis: – «En échange de tes services, je te rendrai d'immenses services, non dans ce monde, mais dans l'autre. Après cette vie, tu peux être éternellement heureux ou malheureux, et cela dépend de moi; je suis un être intermédiaire entre Dieu et sa créature, et puis, à mon gré, t'ouvrir les portes du ciel ou de l'enfer.» – Pour peu que cet homme me croie, il est à ma discrétion.

      Ce genre d'imposture a été pratiqué très en grand depuis l'origine du monde, et l'on sait à quel degré de toute-puissance étaient arrivés les prêtres égyptiens.

      Il est aisé de savoir comment procèdent les imposteurs. Il suffit de se demander ce qu'on ferait à leur place.

      Si j'arrivais, avec des vues de cette nature, au milieu d'une peuplade ignorante, et que je parvinsse, par quelque acte extraordinaire et d'une apparence merveilleuse, à me faire passer pour un être surnaturel, je me donnerais pour un envoyé de Dieu, ayant sur les futures destinées des hommes un empire absolu.

      Ensuite, j'interdirais l'examen de mes titres; je ferais plus: comme la raison serait mon ennemi le plus dangereux, j'interdirais l'usage de la raison même, au moins appliquée à ce sujet redoutable. Je ferais de


<p>35</p>

Voy., tome I, la lettre adressée au président du Congrès de la paix à Francfort.

(Note de l'éditeur.)