Parmi les métaphores qui recèlent toute une funeste théorie, il n'en est pas de plus usitée que celle que présentent les mots tribut, tributaire.
Ces mots sont devenus si usuels, qu'on en fait les synonymes d'achat, acheteur, et l'on se sert indifféremment des uns ou des autres.
Cependant il y a aussi loin d'un tribut à un achat que d'un vol à un échange, et j'aimerais autant entendre dire: Cartouche a enfoncé mon coffre-fort et il y a acheté mille écus, que d'ouïr répéter à nos honorables députés: Nous avons payé à l'Allemagne le tribut de mille chevaux qu'elle nous a vendus.
Car ce qui fait que l'action de Cartouche n'est pas un achat, c'est qu'il n'a pas mis, et de mon consentement, dans mon coffre-fort, une valeur équivalente à celle qu'il a prise.
Et ce qui fait que l'octroi de 500,000 francs que nous avons fait à l'Allemagne n'est pas un tribut, c'est justement qu'elle ne les a pas reçus à titre gratuit, mais bien en nous livrant en échange mille chevaux que nous-mêmes avons jugé valoir nos 500,000 francs.
Faut-il donc relever sérieusement de tels abus de langage? Pourquoi pas, puisque c'est très sérieusement qu'on les étale dans les journaux et dans les livres.
Et qu'on n'imagine pas qu'ils échappent à quelques écrivains ignorant jusqu'à leur langue! Pour un qui s'en abstient, je vous en citerai dix qui se les permettent, et des plus huppés encore, les d'Argout, les Dupin, les Villèle, les pairs, les députés, les ministres, c'est-à-dire les hommes dont les paroles sont des lois, et dont les sophismes les plus choquants servent de base à l'administration du pays.
Un célèbre philosophe moderne a ajouté aux catégories d'Aristote le sophisme qui consiste à renfermer dans un mot une pétition de principe. Il en cite plusieurs exemples. Il aurait pu joindre le mot tributaire à sa nomenclature. – En effet, il s'agit de savoir si les achats faits au dehors sont utiles ou nuisibles. – Ils sont nuisibles, dites-vous. – Et pourquoi? – Parce qu'ils nous rendent tributaires de l'étranger. – Certes, voilà bien un mot qui pose en fait ce qui est en question.
Comment ce trope abusif s'est-il introduit dans la rhétorique des monopoleurs?
Des écus sortent du pays pour satisfaire la rapacité d'un ennemi victorieux. – D'autres écus sortent aussi du pays pour solder des marchandises. – On établit l'analogie des deux cas, en ne tenant compte que de la circonstance par laquelle ils se ressemblent et faisant abstraction de celle par laquelle ils diffèrent.
Cependant cette circonstance, c'est-à-dire le non-remboursement dans le premier cas, et le remboursement librement convenu dans le second, établit entre eux une différence telle qu'il n'est réellement pas possible de les classer sous la même étiquette. Livrer 100 francs par force à qui vous serre la gorge, ou volontairement à qui vous donne l'objet de vos désirs, vraiment, ce sont choses qu'on ne peut assimiler. – Autant vaudrait dire qu'il est indifférent de jeter le pain à la rivière ou de le manger, parce que c'est toujours du pain détruit. Le vice de ce raisonnement, comme celui que renferme le mot tribut, consisterait à fonder une entière similitude entre deux cas par leur ressemblance et en faisant abstraction de leur différence.
CONCLUSION
Tous les sophismes que j'ai combattus jusqu'ici se rapportent à une seule question: le système restrictif; encore, par pitié pour le lecteur, «j'en passe, et des meilleurs»: droits acquis, inopportunité, épuisement du numéraire, etc., etc.
Mais l'économie sociale n'est pas renfermée dans ce cercle étroit. Le fouriérisme, le saint-simonisme, le communisme, le mysticisme, le sentimentalisme, la fausse philanthropie, les aspirations affectées vers une égalité et une fraternité chimériques, les questions relatives au luxe, aux salaires, aux machines, à la prétendue tyrannie du capital, aux colonies, aux débouchés, aux conquêtes, à la population, à l'association, à l'émigration, aux impôts, aux emprunts, ont encombré le champ de la science d'une foule d'arguments parasites, de sophismes qui sollicitent la houe et la binette de l'économiste diligent.
Ce n'est pas que je ne reconnaisse le vice de ce plan ou plutôt de cette absence de plan. Attaquer un à un tant de sophismes incohérents, qui quelquefois se choquent et plus souvent rentrent les uns dans les autres, c'est se condamner à une lutte désordonnée, capricieuse, et s'exposer à de perpétuelles redites.
Combien je préférerais dire simplement comment les choses sont, sans m'occuper de mille aspects sous lesquels l'ignorance les voit!.. Exposer les lois selon lesquelles les sociétés prospèrent ou dépérissent, c'est ruiner virtuellement tous les sophismes à la fois. Quand Laplace eut décrit ce qu'on peut savoir jusqu'ici du mouvement des corps célestes, il dissipa, sans même les nommer, toutes les rêveries astrologiques des Égyptiens, des Grecs et des Hindous, bien plus sûrement qu'il n'eût pu le faire en les réfutant directement dans d'innombrables volumes. – La vérité est une; le livre qui l'expose est un édifice imposant et durable:
Il brave les tyrans avides,
Plus hardi que les Pyramides
Et plus durable que l'airain.
L'erreur est multiple et de nature éphémère; l'ouvrage qui la combat ne porte pas en lui-même un principe de grandeur et de durée.
Mais si la force et peut-être l'occasion31 m'ont manqué pour procéder à la manière des Laplace et des Say, je ne puis me refuser à croire que la forme que j'ai adoptée a aussi sa modeste utilité. Elle me semble surtout bien proportionnée aux besoins du siècle, aux rapides instants qu'il peut consacrer à l'étude.
Un traité a sans doute une supériorité incontestable, mais à une condition, c'est d'être lu, médité, approfondi. Il ne s'adresse qu'à un public d'élite. Sa mission est de fixer d'abord et d'agrandir ensuite le cercle des connaissances acquises.
La réfutation des préjugés vulgaires ne saurait avoir cette haute portée. Elle n'aspire qu'à désencombrer la route devant la marche de la vérité, à préparer les esprits, à redresser le sens public, à briser dans des mains impures des armes dangereuses.
C'est surtout en économie sociale que cette lutte corps à corps, que ces combats sans cesse renaissants avec les erreurs populaires ont une véritable utilité pratique.
On pourrait ranger les sciences en deux catégories.
Les unes, à la rigueur, peuvent n'être sues que des savants. Ce sont celles dont l'application occupe des professions spéciales. Le vulgaire en recueille le fruit malgré l'ignorance; quoiqu'il ne sache pas la mécanique et l'astronomie, il n'en jouit pas moins de l'utilité d'une montre, il n'est pas moins entraîné par la locomotive ou le bateau à vapeur sur la foi de l'ingénieur et du pilote. Nous marchons selon les lois de l'équilibre sans les connaître, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir.
Mais il est des sciences qui n'exercent sur le public qu'une influence proportionnée aux lumières du public lui-même, qui tirent toute leur efficacité non des connaissances accumulées dans quelques têtes exceptionnelles, mais de celles qui sont diffusées dans la raison générale. Telles sont la morale, l'hygiène, l'économie sociale, et, dans les pays où les hommes s'appartiennent à eux-mêmes, la politique. C'est de ces sciences que Bentham aurait pu dire surtout: «Ce qui les répand vaut mieux que ce qui les avance.» Qu'importe