Moserwald sortit dans un état d'abattement qui me fit peine à voir. Paule n'avait absolument rien compris à cette scène, à laquelle, d'ailleurs, elle avait donné peu d'attention. Quant à Obernay, il avait essayé un instant de comprendre; mais il n'en était pas venu à bout, et, attribuant tout ceci à quelque étrange caprice de madame de Valvèdre, il avait repris tranquillement l'analyse de la saxifraga retusa.
III
J'avais suivi Moserwald sans affectation, pensant bien que, s'il avait du coeur, il me demanderait compte de la manière dont j'avais servi sa cause. Je le vis hésiter à ramasser sa bague, hausser les épaules et la reprendre. Dès qu'il m'aperçut, il m'attira jusque dans sa chambre et me parla avec beaucoup d'amertume, raillant ce qu'il appelait mes préjugés et déclarant mon austérité la chose du monde la plus ridicule. Je le laissai à dessein devenir un peu grossier dans ses reproches, et, quand il en fut là:
– Vous savez, mon cher monsieur, lui dis-je, que, si vous n'êtes pas content, il y a une manière de s'expliquer, et me voici à vos ordres. N'allez pas plus loin en paroles; car je serais forcé de vous demander la réparation que je vous offre.
– Quoi? qu'est-ce à dire? fit-il avec beaucoup de surprise. Vous voulez vous battre? Eh bien, voilà un trait de lumière, un aveu! Vous êtes mon rival, et c'est par jalousie que vous m'avez si brutalement ou si maladroitement trahi! Dites que c'est là votre motif, alors je vous comprends et je vous pardonne.
Je lui déclarai que je n'avais aucun aveu à faire, et que je ne tenais pas à son pardon; mais, comme je ne voulais pas perdre avec lui les précieux instants que je pouvais passer encore auprès de madame de Valvèdre ce soir-là, je le quittai en l'engageant à faire ses réflexions, et en lui disant que dans une heure je serais chez lui.
La galerie de bois découpé faisant extérieurement le tour de la maison, je revins par là à l'appartement de madame de Valvèdre; mais je la trouvai sur cette galerie, et venant à ma rencontre.
– J'ai une question à vous adresser, me dit-elle d'un ton froid et irrité. Asseyez-vous là. Nos amis sont encore plongés dans la botanique. Comme il est au moins inutile de les mettre au courant d'un accident ridicule, nous pouvons échanger ici quelques mots. Vous plaît-il de me dire, monsieur Francis Valigny, quel rôle vous avez joué dans cet incident, et comment vous avez été informé de ce que vous m'avez donné à deviner?
Je lui racontai tout avec la plus entière sincérité.
– C'est bien, dit-elle, vous avez eu bonne intention, et vous m'avez réellement rendu service en m'empêchant de donner un instant de plus dans un piège que je ne veux pas qualifier. Vous auriez pu être moins acerbe dans la forme; mais vous ne me connaissez pas, et, si vous me prenez pour une femme perdue, ce n'est pas plus votre faute que la mienne.
– Moi! m'écriai-je, je vous prends… Moi qui…!
Je me mis à balbutier d'une manière extravagante.
– Laissez, laissez, reprit-elle. Ne vous défendez pas de vos préventions, je les connais. Elles ont percé trop brutalement, lorsqu'à propos de ma théorie tout impersonnelle sur les diamants, vous avez dit que c'était un goût de courtisane!
– Mais, au nom du ciel, laissez-moi jurer que je n'ai pas dit cela!
– Vous l'avez pensé, et vous avez dit l'équivalent. Écoutez, je viens de recevoir ici, de la part de ce juif et par contre-coup de la vôtre, une mortelle insulte. Ne croyez pas que le dédain qui me préserve de la colère me garantisse d'une réelle et profonde douleur…
Je vis, aux rayons de la lune, un ruisseau de larmes briller comme un flot de perles sur les joues pâles de cette charmante femme, et, sans savoir ce que faisais, encore moins ce que je disais, je tombai à ses pieds en lui jurant que je la respectais, que je la plaignais, et que j'étais prêt à la venger. Peut-être en ce moment m'arriva-t-il de lui dire que je l'aimais. Troublés tous deux, moi de sa douleur, elle de ma subite émotion, nous fûmes quelques instants sans nous entendre l'un l'autre et sans nous entendre nous-mêmes.
Elle surmonta ce trouble la première, et, répondant à une parole que je lui répétais pour atténuer ma faute:
– Oui, je le sais, dit-elle, vous êtes un enfant; mais, s'il n'y a rien de généreux comme un enfant qui croit, il n'y a rien de terrible et de cruel comme un enfant qui doute, et vous êtes l'ami, l'alter ego d'un autre enfant bien plus sceptique et bien plus brutal que vous… Mais je ne veux me brouiller ni avec l'un ni avec l'autre. Il faut que l'aimable et douce Paule de Valvèdre soit heureuse. Vous êtes déjà son ami, puisque vous êtes celui de son fiancé; ou j'aurais tort contre vous trois, ou, en me donnant raison contre vous deux, Paule souffrirait. Permettez donc que je m'explique avec vous, et que je vous dise un peu qui je suis. Ce sera dit en deux mots. Je suis une personne accablée, finie, inoffensive par conséquent. Henri Obernay m'a présentée à vous, je le sais, comme une plaintive et ennuyeuse créature, mécontente de tout et accusant tout le monde. C'est sa thèse, il l'a soutenue devant moi; car, s'il est mal élevé, il est sincère, et je sais bien que je n'ai pas en lui un ennemi perfide. Dites-lui que je ne me plains de personne, et, ceci établi, fuites-lui part du motif qui m'amenait ici, vous qui savez et devez taire celui qui va dès demain me faire repartir.
– Demain! vous partez demain?
– Oui, si M. Moserwald reste, et je n'ai aucune autorité sur lui.
– Il partira, je vous en réponds!
– Et moi, je vous défends d'épouser ma querelle! De quel droit, s'il vous plaît, prétendriez-vous me compromettre en vous faisant mon chevalier?
– Mais pourquoi donc voulez-vous partir, mon Dieu? Est-ce que les outrages de cet homme vous atteignent?
– Oui, l'outrage atteint toujours une veuve dont le mari est vivant.
– Ah! madame, vous êtes méconnue et délaissée, je le savais bien, moi! mais…
– Il n'y a pas de mais. Les choses sont ainsi. M. de Valvèdre est un homme infiniment respectable, qui sait tout, excepté l'art de faire respecter la femme qui porte son nom; mais cette femme sait heureusement ce qu'elle doit à ses enfants, et, pour se faire respecter elle-même, elle n'a qu'un refuge, la retraite et la solitude. Elle y retournera donc, et, puisque vous savez pourquoi elle y rentre, sachez aussi pourquoi elle en était sortie un instant. Il faut que la solitude qu'on lui a choisie soit au moins à elle, et que personne n'ait le droit de l'y troubler. Eh bien, je ne me plains pas; mais, cette fois, je réclame. Mademoiselle Juste de Valvèdre m'est une société antipathique. Mon mari assure qu'il ne l'a pas placée auprès de moi pour me surveiller, mais pour servir de chaperon à Paule, et ne pas me condamner, disait-il, à un rôle qui n'est pas encore de mon âge. Cependant, mademoiselle Juste de Valvèdre s'est faite oppressive et offensante. J'ai supporté cela cinq ans: je suis au bout de mes forces. Le moment logique et naturel d'en finir est venu, puisque le mariage de Paule avec Obernay est résolu, et devait être célébré au commencement de l'année. M. de Valvèdre semble l'avoir oublié, et Henri, comme tous les savants, a beaucoup de patience en amour. Je venais donc dire à mon mari: «Paule s'ennuie, et, moi, je me meurs de lassitude et de dégoût. Mariez Paule, et délivrez-moi de Juste, ou, si Juste doit rester souveraine dans ma maison, permettez-moi de transporter mes enfants et mes pénates auprès de Paule, à Genève, où elle doit demeurer après son mariage. Et, si cela ne convient pas à Obernay, laissez-moi chercher ou fixez-moi une autre retraite, un ermitage dans une thébaïde quelconque, pourvu que je sois délivrée de l'autorité tout à fait illégitime d'une personne que je ne puis aimer.» J'espérais, je croyais trouver M. de Valvèdre ici. Il a pris son vol vers les nuages, où je ne puis l'atteindre. Je ne voulais pas et je ne veux pas écrire: écrire accuse trop les torts des absents. Je ne veux pas non plus m'expliquer directement avec Obernay sur le compte de mademoiselle Juste. Il lui est très attaché et ne manquerait pas de lui donner raison contre moi. Nous nous froisserions mutuellement, comme cela est