— Eh bien, mon enfant, dit le baron, voyons, qu'y a-t-il encore?
— O mon père, mon père! ils ne veulent pas ôter leurs masques, ils ne veulent dire leur noms qu'à lui, ils l'emmènent dans la chambre à côté. Oh! ne le laissez pas aller avec eux, au nom du ciel; ils le tueront, Albano, Albano, ah!.. ah! mon Dieu, mon Dieu, c'est fini... il est trop tard! Et la jeune fille se renversa presque évanouie dans les bras du baron, qui, quelque habitué qu'il fut à ce spectacle, ne put s'empêcher de tirer un mouchoir de sa poche et d'essuyer une larme qui roulait le long de sa joue.
Pendant ce temps-là les autres dansaient toujours, sans s'occuper le moins du monde de la douleur de la jeune fille; et, quoique sa crise eût commencé au milieu de tous, aucun n'avait paru s'en apercevoir, pas même Lucca, qui jouait du violon avec une espèce de frénésie, frappant du pied et criant des figures que personne ne suivait. Je sentis que le vertige me gagnait, c'était une de ces scènes comme en raconte Hoffmann, ou comme on en voit en rêve. Je demandai au baron la permission de lire les règlements de sa maison, dont on m'avait parlé comme d'un modèle de philanthropie; il tira de sa poche une petite brochure imprimée, et je me retirai dans un cabinet d'étude que le baron s'était réservé et dont il me fit ouvrir la porte.
Je citerai deux ou trois articles de ce règlement.
Art. 45.
«On a déjà aboli dans la maison des fous l'usage cruel et abominable des chaînes et des coups de bâton, qui, au lieu de rendre plus calmes et plus dociles les malheureux aliénés, ne font que redoubler leur fureur et, leur inspirer des sentiments de vengeance. Néanmoins, si, malgré la douceur qu'on emploie avec eux, ils s'abandonnent à la violence, on aura recours aux moyens de restriction, en n'oubliant jamais que les fous ne sont point des coupables à punir, mais bien de pauvres malades auxquels il faut porter des secours, et dont la position malheureuse réclame tous les égards dus au malheur et à la souffrance.»
Art. 46.
«De toutes les méthodes de restriction dont on se sert actuellement dans les hospices et les établissements des aliénés chez les nations les plus civilisées de l'Europe, il n'en sera adopté que trois: l'emprisonnement dans la chambre, la ligature dans un hamac et la camisole de force, convaincu qu'est le directeur de la maison des fous de Palerme, non-seulement de l'inefficacité, mais encore du danger réel des machines de rotation, des bains de surprise, des lits de force, moyens de répression plus cruels encore que l'emploi des chaînes aboli dans quelques établissements.»
Art. 48.
«Cependant, comme on est quelquefois avec les aliénés contraint d'employer la force, dans les cas extrêmes la force sera employée. Alors la répression se fera, non pas avec bruit et dureté, mais avec fermeté et humanité en même temps, et en faisant comprendre, autant que cela sera possible, aux malades la douleur que leurs gardiens éprouvent d'être contraints de se servir de pareils moyens envers eux.»
Art. 51.
«L'emploi de la camisole de force ne sera jamais ordonné que par le directeur; mais encore toutes les précautions seront prises au moment d'en faire usage, surtout lorsque l'application devra en être faite à une femme, à laquelle le serrement des courroies pourrait faire beaucoup de mal en comprimant les muscles de la poitrine.»
J'achevais la lecture delle Instruzioni (c'est le titre de ces règlements) lorsque le baron rentra accompagné de Lucca, parfaitement calmé par la musique qu'il venait de faire, et qui, ayant appris mon nom, voulait, en sa qualité de confrère en poésie, me faire ses compliments. Il connaissait de moi Antony et Charles VII, et me pria de lui mettre quelques vers sur son album. Je lui demandai la réciprocité, mais il réclama jusqu'au lendemain matin, voulant me faire ces vers tout exprès. Il était redevenu parfaitement calme, parlait avec douceur et gravité à la fois, et, sauf la conviction qu'il avait gardée d'être Dante, n'avait pour le moment aucune des manières d'un fou.
L'heure était venue de nous retirer; d'ailleurs, un des spectacles que je supporte le moins long-temps et avec le plus de peine, est celui de la folie. Le baron, qui avait affaire de notre côté, nous offrit de nous reconduire, nous acceptâmes.
En traversant la cour, je revis la jeune fille qui était venue se jeter dans les bras du baron; elle était agenouillée devant le bassin d'une fontaine, et elle s'y regardait comme dans un miroir, s'amusant à tremper dans l'eau les longues boucles de ses cheveux, dont elle appuyait ensuite l'extrémité mouillée sur son front brûlant
Je demandai au baron quel événement avait produit cette folie sombre et douloureuse, à laquelle lui-même ne voyait aucun espoir de guérison. Le baron me raconta ce qui suit:
— Costanza (on se rappelle que c'est le nom que le baron avait donné à la jeune folle) était la fille unique du dernier comte de la Bruca; elle habitait avec lui et sa mère, entre Syracuse et Catane, un de ces vieux châteaux d'architecture sarrasine, comme il en reste encore quelques-uns en Sicile. Mais, quelque isolé que fut le château, la beauté de Costanza ne s'en était pas moins répandue de Messine à Trappani; et plus d'une fois de jeunes seigneurs siciliens, sous le prétexte que la nuit les avait surpris dans leur voyage, vinrent demander au comte de la Bruca une hospitalité qu'il ne refusait jamais. C'était un moyen de voir Costanza. Ils la voyaient, et presque tous s'en allaient amoureux-fous d'elle.
Parmi ces visiteurs intéressés, passa un jour le chevalier Bruni. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, qui avait ses biens à Castrogiovanni, et qui passait pour un de ces hommes violents et passionnés qui ne reculent devant rien pour satisfaire un désir d'amour, ou pour accomplir un acte de vengeance.
Costanza ne le remarqua point plus qu'elle ne faisait des autres; et le chevalier Bruni passa une nuit et un jour au château de la Bruca, sans laisser après son départ le moindre souvenir dans le cœur ni dans l'esprit de la jeune fille.
Il faut tout dire aussi: ce cœur et cet esprit étaient occupés ailleurs. Le comte de Rizzari avait un château situé à quelques milles seulement de celui qu'habitait le comte de la Bruca. Une vieille amitié liait entre eux les deux voisins, et faisait qu'ils étaient presque toujours l'un chez l'autre. Le comte de Rizzari avait deux fils, et le plus jeune de ces deux fils, nommé Albano, aimait Costanza et était aimé d'elle.
Malheureusement, c'est une assez triste position sociale que celle d'un cadet sicilien. A l'aîné est destinée la charge de soutenir l'honneur du nom, et, par conséquent, à l'aîné revient toute la fortune. Cet amour de Costanza et d'Albano, loin de sourire aux deux pères, les effraya donc pour l'avenir. Ils pensèrent que, puisque Costanza aimait le frère cadet, elle pourrait aussi bien aimer le frère aîné; et le pauvre Albano, sous prétexte d'achever ses études, fut envoyé à Rome.
Albano partit d'autant plus désespéré que l'intention de son père était visible. On destinait le pauvre garçon à l'état ecclésiastique, et plus il descendait en lui-même, plus il acquérait la conviction qu'il n'avait pas la moindre vocation pour l'Église. Il n'en fallut pas moins obéir: en Sicile, pays en retard d'un siècle, la volonté paternelle est encore chose sainte. Les deux jeunes gens se jurèrent en pleurant de n'être jamais que l'un à l'autre; mais, tout en se faisant cette promesse, tous deux en connaissaient la valeur. Cette promesse ne les rassura donc que médiocrement sur l'avenir.
En effet, à peine Albano fut-il arrivé à Rome et installé dans son collège, que le comte de Bruca annonça à sa fille qu'il lui fallait renoncer à tout jamais à épouser Albano, destiné par sa famille à embrasser l'état ecclésiastique; mais qu'en échange, et