Lorsqu'il entendit ouvrir la porte, ses rugissements redoublèrent; mais à peine en soulevant la tête ses regards eurent-ils rencontré ceux du baron, que ses cris de rage se changèrent en cris de douleur, qui bientôt eux-mêmes dégénérèrent en plaintes. Le baron s'approcha de lui, et lui demanda ce qu'il avait fait pour qu'on l'attachât ainsi. Il répondit qu'on lui avait enlevé Angélique, et qu'alors il avait voulu assommer Médor. Le pauvre diable se figurait qu'il était Roland, et malheureusement, comme son patron, sa folie était une folie furieuse.
Le baron le tranquillisa tout doucement, lui assurant qu'Angélique avait été enlevée malgré elle, mais qu'à la première occasion elle s'échapperait des mains de ses ravisseurs pour venir le rejoindre. Peu à peu cette promesse, renouvelée d'une voix pleine de persuasion, calma l'amant désolé, qui demanda alors au baron de le détacher. Le baron lui fit donner sa parole d'honneur qu'il ne chercherait pas à profiter de sa liberté pour courir après Angélique; le fou la lui donna de la meilleure foi du monde. Alors le baron délia les boucles qui l'attachaient, et lui enleva la camisole de force, tout en le plaignant sur le malheur qui venait de lui arriver. Cette sympathie à ses malheurs imaginaires eut son effet; quoique libre, il n'essaya pas même de se lever, mais seulement s'assit sur son lit. Bientôt ses plaintes dégénérèrent en gémissements, et ses gémissements en sanglots; mais, malgré ces sanglots, pas une larme ne sortait de ses yeux. Depuis un an qu'il était dans l'établissement, le baron avait fait tout ce qu'il avait pu pour le faire pleurer, mais il n'avait jamais pu y réussir. Il comptait un jour lui annoncer la mort d'Angélique, et le faire assister à l'enterrement d'un mannequin; il espérait que cette dernière crise lui briserait le cœur, et qu'il finirait enfin par pleurer. S'il pleurait, M. Pisani ne doutait plus de sa guérison.
Dans la chambre en face était un autre fou furieux, que deux gardiens balançaient dans un hamac où il était attaché. A travers les barreaux de sa fenêtre, Il avait vu ses camarades se promener dans le jardin, et il voulait aller se promener avec eux; mais comme à sa dernière sortie il avait failli assommer un fou mélancolique, qui ne fait de mal à personne et se promène ordinairement en ramassant les feuilles sèches qu'il trouve dans son chemin et qu'il rapporte précieusement dans sa cellule pour en composer un herbier, on s'était opposé à son désir. Ce qui l'avait mis dans une telle colère qu'on avait été obligé de le lier dans son hamac, ce qui est la seconde mesure de répression; la première étant l'emprisonnement; la troisième, le gilet de force. Au reste, il était frénétique, faisait tout ce qu'il pouvait pour mordre ses gardiens, et poussait des cris de possédé.
— Eh bien! lui demanda le baron en entrant, qu'y a-t-il? Nous sommes donc bien méchant aujourd'hui!
Le fou regarda le baron, et passa de ses hurlements à de petits cris pareils à ceux d'un enfant qui pleure.
— On ne veut pas me laisser aller jouer, dit-il; on ne veut pas me laisser aller jouer.
— Et pourquoi veux-tu aller jouer?
— Je m'ennuie ici, je m'ennuie; et il se remit à vagir comme un poupard.
— Au fait, dit le baron Pisani, tu ne dois pas t'amuser, attaché comme cela; attends, attends. Et il le détacha.
— Ah! fit le fou en sautant à terre et en étendant ses bras et jambes; ah! maintenant je veux aller jouer.
— C'est impossible, dit le baron; parce que la dernière fois qu'on te l'a permis, tu as été méchant.
— Alors, que vais-je donc faire? demanda le fou.
— Écoute, reprit le baron, pour te distraire un instant, veux-tu danser la tarentelle?
— Ah! oui, la tarentelle, s'écria le fou avec un accent joyeux dans lequel il ne restait pas la moindre trace de sa colère passée; la tarentelle.
— Allez lui chercher Thérésa et Gaëtano, dit le baron Pisani en s'adressant à l'un des gardiens; puis se retournant vers nous: — Thérésa, continua-t-il, est une folle furieuse, et Gaëtano est un ancien maître de guitare qui est devenu fou. C'est le ménétrier de l'établissement.
Un instant après, nous vîmes arriver Thérésa; deux hommes la portaient, et elle faisait d'incroyables efforts pour s'échapper de leurs mains. Gaëtano la suivait gravement avec sa guitare, mais sans que personne eût besoin de l'accompagner, car sa folie était des plus inoffensives. Mais à peine Thérésa eut-elle aperçu le baron, qu'elle courut dans ses bras en l'appelant son père; puis, l'entraînant dans un coin de la cellule, elle se mit à lui raconter tout bas les tracasseries qu'on lui avait faites depuis le matin.
— C'est bien, mon enfant, c'est bien, dit le baron, j'ai appris tout cela à l'instant même, voilà pourquoi j'ai voulu te récompenser en te donnant un instant d'agrément: veux-tu danser la tarentelle?
— Ah! oui, ah! oui, la tarentelle, s'écria la jeune fille en allant se placer devant son danseur, qui depuis un instant s'était déjà mis en mouvement et qui pelotait tout seul tandis que Gaëtano accordait son instrument.
— Allons, Gaëtano, allons, presto, presto, dit le baron.
— Un instant, votre majesté, il faut que l'instrument soit d'accord.
— Il me croit le roi de Naples, reprit le baron; il eût été trop fier pour entrer an service d'un particulier, mais je l'ai fait premier musicien de ma chapelle, je lui ai donné le titre de chambellan, je l'ai décoré du grand cordon de Saint-Janvier, de sorte qu'il est fort satisfait. Si vous lui parlez ayez la bonté de l'appeler excellence. — Eh bien, maëstro, où en sommes-nous?
— Voilà, votre majesté, dit le musicien en commençant l'air de la tarentelle.
J'ai déjà dit l'effet magique de cet air sur les Siciliens, mais jamais je n'avais vu un résultat pareil à celui qu'il opéra sur les deux fous; leurs figures se déridèrent à l'instant même, ils firent claquer leurs doigts comme des castagnettes, et ils commencèrent une danse dont le baron pressa de plus en plus la mesure; au bout d'un quart d'heure ils étaient en sueur tous deux, et n'en continuaient pas moins, suivant la mesure toujours plus précise avec une justesse étonnante: enfin, l'homme tomba le premier, épuisé de fatigue; cinq minutes après la femme se coucha à son tour; on mit l'homme sur son lit et l'on emporta la femme dans sa chambre. Le baron Pisani répondait d'eux pour vingt-quatre heures. Quant au guitariste, on l'envoya dans le jardin faire les délices du reste de la société.
M. le baron Pisani nous fit alors passer dans une grande salle, où, quand par hasard il fait mauvais, les malades se promènent: cette salle était pleine de fleurs, et les murs étaient tout couverts de fresques représentant presque toutes des sujets bouffons. C'est là surtout que le bon docteur, qui connaît à fond le genre de folie de chacun de ses pensionnaires, fait les études les plus curieuses; il les prend par-dessous le bras, les conduit tantôt devant une fresque, tantôt devant une autre, et les explique à ses malades ou se les fait expliquer par eux: une de ces fresques représente le gentil paladin Astolfe allant chercher dans la lune la fiole qui contient la raison de Roland. Je demandai alors au baron comment il avait osé placer dans une maison de fous un tableau qui fait allusion à la folie. — Ne dites pas trop de mal de cette fresque, me répondit le baron; elle en a guéri dix-sept.
Outre les fleurs logées dans les embrasures de ses fenêtres et les fresques peintes sur ses murailles, cette salle contenait un certain nombre de tambours à tapisserie, de métiers de tisserand et de rouets à filer; chacun de ces instruments portait quelque ouvrage commencé par les fous. Une des premières règles de la maison est le travail; quiconque ne connaît aucun métier, bêche la terre, tire de l'eau aux pompes ou porte du bois. Les dimanches et les jours de fête ceux qui veulent se distraire, lisent, dansent, jouent à la balle, ou se balancent sur des escarpolettes; le baron prétendant qu'une occupation quelconque