Le fait est que nous sommes déplorablement privés de renseignemens certains sur les Grecs, et particulièrement sur leur littérature; et il n'y a pas de probabilité que nous en recevions avant que nos relations ne deviennent plus intimes, ou que leur indépendance soit consommée. Les rapports des voyageurs sont aussi peu dignes de confiance que les invectives passionnées des traficans. Mais, jusqu'à ce que nous puissions en avoir de meilleurs, nous devons nous contenter du peu que nous pouvons apprendre de certain à de pareilles sources.
Quelque défectueuses qu'elles puissent être cependant, elles sont préférables aux paradoxes des hommes qui n'ont lu que superficiellement les anciens, et qui n'ont rien vu des modernes, comme de Paw, qui, lorsqu'il affirme que la race des chevaux anglais est ruinée par New-Market82, et que les Spartiates furent lâches sur le champ de bataille, trahit une égale connaissance des chevaux anglais et des anciens Spartiates. Ses Observations philosophiques auraient une prétention plus juste au titre de Rêveries. On ne doit pas attendre que celui qui condamné si libéralement quelques-unes des plus célèbres institutions des anciens, ait quelque indulgence pour les Grecs modernes; et il arrive heureusement que l'absurdité de ses hypothèses sur leurs ancêtres réfute ses assertions sur eux-mêmes.
Ainsi, croyons qu'en dépit des prophéties de de Paw, et des doutes de M. Thornton, il existe une espérance raisonnable de délivrance en faveur d'un peuple qui, quelles que puissent être les erreurs de sa politique et de sa religion, a été amplement puni par trois siècles et demi de captivité.
III
Athènes, au couvent Franciscain, le 17 mars 1811.
Je dois avoir un entretien avec ce savant Thébain.
Quelque tems après mon départ de Constantinople pour venir ici, je reçus le trente-et-unième numéro de la Revue d'Édimbourg, qui, à cette distance, était une faveur dont j'étais redevable au capitaine d'une frégate anglaise qui était dans les eaux de Salamine. L'article 3 de ce numéro contenait la revue d'une traduction française de Strabon; on y avait ajouté quelques remarques sur les Grecs modernes et leur littérature, avec une courte notice sur Coray, un des auteurs de la version française. Je me bornerai à un petit nombre d'observations sur les remarques, et le lieu où je les écris me justifiera, je l'espère, de les introduire dans un ouvrage lié, sous plusieurs rapports, à ce sujet. Coray, le plus célèbre des Grecs vivans, au moins parmi les Européens, naquit à Scio (dans la Revue on le fait naître à Smyrne, j'ai des raisons de croire que c'est inexact), et, outre la traduction de Beccaria, et d'autres ouvrages mentionnés par l'écrivain de la Revue, il a publié un lexique en romaïque et en français, si je dois en croire l'assurance que m'en ont donnée quelques voyageurs danois nouvellement arrivés de Paris. Mais le dernier lexique que nous ayons vu ici, en français et en grec, est celui de Grégoire Zolikoglou83. Coray a été récemment engagé dans une désagréable controverse avec M. Gail84, commentateur parisien et éditeur de quelques traductions de poètes grecs; parce que l'Institut de France lui avait adjugé le prix pour sa version d'Hippocrate: Περί ύδἀτων, etc., au désappointement, et par conséquent au mécontentement de M. Gail. Des éloges sont indubitablement dus aux travaux littéraires et au patriotisme de Coray, mais une part de ces éloges ne doit pas être enlevée aux deux frères Zozimado (marchands établis à Livourne), qui l'ont envoyé à Paris, et l'y ont maintenu, dans le but exprès de chercher à éclaircir les obscurités des anciens Grecs, et d'ajouter aux recherches modernes de ses compatriotes. Coray toutefois n'est pas aussi célèbre parmi ses compatriotes que quelques-uns qui vivaient dans les deux derniers siècles; plus particulièrement Dorothéus de Mitylène, dont les écrits helléniques sont si estimés par les Grecs, que Meletius les nomme: Μετα τόν Θουχύδιδην καί Ξενοφώντα άριστος Ελληνωυ. (P. 224, Histoire Ecclésiastique, vol. 4.)
Panagiotes Kodrikas, le traducteur de Fontenelle, et Kamarasis, qui a traduit en français l'ouvrage d'Ocellus Lucanus, sur l'Univers; Christodoulos, et plus particulièrement Psalida, avec qui je me suis entretenu à Yanina, ont aussi beaucoup de réputation parmi les lettrés de leur pays. Le dernier a publié en romaïque et en latin un ouvrage sur le vrai bonheur, dédié à Catherine II. Mais Polyzoïs, qui est désigné par l'écrivain de la Revue comme le seul moderne, excepté Coray, qui se soit distingué par sa connaissance de l'hellénique, si c'est le Polyzoïs Lampanitziotis de Yanina, qui a publié nombre d'ouvrages en romaïque, il n'est ni plus ni moins qu'un marchand de livres ambulant, avec le contenu desquels livres il n'a rien de commun que son nom placé sur la page du titre pour lui en garantir la propriété dans la publication, et c'est, de plus, un homme entièrement dépourvu de connaissances classiques. Cependant, comme ce nom est commun, quelque autre Polyzoïs peut avoir été l'éditeur des lettres d'Aristhainetus.
Il est à regretter que le système du blocus continental ait fermé toutes les communications par lesquelles les Grecs pouvaient faire imprimer leurs livres, particulièrement à Venise et à Trieste. Les grammaires communes à l'usage des enfans sont devenues même trop chères pour les basses classes. Parmi les livres originaux des Grecs modernes, on doit consulter la Géographie de Mélétius, archevêque d'Athènes, et une multitude d'in-quarto théologiques et de brochures ou pamphlets poétiques. Leurs grammaires et lexiques en deux, trois et quatre langues, sont nombreux et excellens. Leur poésie est rimée. La plus singulière pièce que j'en aie vue, il y a peu de tems, est une satire dialoguée entre un Russe, un Anglais et un Français, voyageurs, le waiwode de la Wallachie (ou Blakbey, comme ils le nomment), un archevêque, un marchand, et un Çogïa-Bachi (ou primat). Ils paraissent successivement dans la pièce, et l'écrivain leur attribue à tous l'avilissement actuel des Grecs sous les Turks.
Leurs chants sont quelquefois gracieux et pathétiques; mais les airs sont généralement désagréables aux oreilles d'un Frank. Le meilleur de tous est le fameux: Δεύτε, παἵδες τὤν Ελλἠνων85! par l'infortuné Riga. Mais, dans un catalogue de plus de soixante auteurs que j'ai sous les yeux, on en peut trouver tout au plus quinze qui aient traité autre chose que de la théologie.
Je suis chargé d'une commission par un Grec d'Athènes, nommé Marmarotouri, à l'effet de prendre des arrangemens, s'il est possible, pour faire imprimer à Londres une traduction en romaïque du Voyage d'Anacharsis de Barthélemy. Il n'a pas d'autres moyens de publier sa traduction, si ce n'est d'envoyer son manuscrit à Vienne par la mer Noire et le Danube.
L'écrivain de la Revue mentionne une école établie à Hécatonesi, et supprimée à l'instigation du général Sébastiani86. Le critique veut sans doute parler de Cidonie, ou en turc Haivali, ville située sur le continent, où cette institution, qui renferme une centaine d'étudians et trois professeurs, subsiste encore. Il est vrai que cet établissement a été inquiété par la Porte, sous le ridicule prétexte que les Grecs construisaient une forteresse au lieu d'un collége. Mais, après quelques démarches et le paiement de quelques bourses au Divan, la permission a été accordée de continuer l'enseignement. Le professeur principal, nommé Veniamin (c'est-à-dire Benjamin), est regardé comme un homme de talent, mais comme un franc penseur. Il est né à Lesbos, et a étudié en Italie: il enseigne l'hellénique, le latin, et quelques langues franques; outre cela, il a quelques notions sur les sciences.
Quoique ce ne soit pas mon intention de m'étendre plus loin sur ce sujet que ce qui concerne l'article en question, je ne puis m'empêcher d'observer que les lamentations du critique de la Revue