80. Grand était le tumulte joyeux qui faisait retentir le rivage; la musique changeait à chaque instant, sans interrompre ses accords. De tems en tems l'écho répétait le bruit cadencé des rames sur la mer, et les vagues répondant à ce battement mesuré, rendaient un doux gémissement. La reine des marées répandait du haut des cieux une clarté complice, et lorsqu'une brise passagère glissait sur les vagues, on l'eût prise pour un rayon plus brillant, détaché de son trône pour réfléchir dans l'onde son image jusqu'à ce que les flots étincelans parurent éclairer le rivage qu'ils baignaient avec harmonie.
81. Plusieurs légers caïques effleuraient la surface écumante des flots. Les filles de la contrée dansaient sur le rivage. Le jeune homme et la jeune vierge oubliaient, tous les deux, le sommeil et la demeure de leurs pères, tandis que des yeux languissans se faisaient entre eux un échange de regards auxquels peu de cœurs pouvaient résister; une main tremblante se sentait pressée avec tendresse, et répondait à la main qui la pressait. O amour! amour de la jeunesse, enchaîné dans tes liens de rose! que le sage ou le cynique dissertent tant qu'ils voudront; ces heures, ces heures seules rachètent des siècles d'infortunes.
82. Mais parmi cette foule joyeuse sous le masque, n'est-il point de cœurs qui frémissent d'une indignation secrète, et que le déguisement le plus soigné peut trahir à demi? Pour de tels cœurs les doux murmures de la vague semblent répéter leurs plaintes et leurs vains gémissemens. Pour de tels cœurs la gaîté de la foule folâtre est une source de pensées tristes et de froid dédain. Comme ils maudissent ces gaîtés insouciantes et prolongées, et qu'il leur tarde de changer leur robe de fête pour celle de la tombe!
83. Tel doit être le sentiment d'un vrai fils de la Grèce, si la Grèce peut encore s'enorgueillir d'un vrai patriote. Ils ne sont pas dignes de ce nom, ceux qui parlent toujours de guerre dans les douceurs de la paix, d'une paix d'esclave; qui soupirent après tout ce qu'ils ont perdu, et qui cependant abordent leurs tyrans avec un doux sourire, et portent à la main la faucille servile, au lieu du glaive de la liberté. Ah! Grèce! ceux qui t'aiment le moins sont ceux qui te doivent le plus; leur naissance, leur sang et cette sublime lignée d'ancêtres illustres qui sont la honte de ta race dégénérée.
84. Quand on verra renaître les austères vertus de Lacédémone; quand Thèbes donnera le jour à d'autres Épaminondas; quand les enfans d'Athènes retrouveront des cœurs; quand les mères grecques enfanteront des hommes; alors tu pourras être délivrée, mais non avant. Mille ans suffisent à peine pour fonder un empire; une heure peut le réduire en poussière. Et quand un peuple peut-il recouvrer sa splendeur dispersée, rappeler ses anciennes vertus, et triompher du tems et de la destinée?
85. Et cependant, que tu es encore belle dans tes jours de misères, patrie d'hommes divins et de dieux qui ont subi le destin des mortels! Tes vallons, toujours verts, tes montagnes couronnées de neige77, te proclament encore la bien-aimée de la nature! Tes autels, tes temples renversés, mêlant leurs débris à la poussière des héros, sont brisés par le soc de la charrue. Ainsi périssent les monumens des hommes! Ainsi tout périt à son tour, excepté la vertu célébrée dans des chants dignes d'elle;
86. Excepté quelques colonnes solitaires qui semblent gémir sur leurs sœurs de la carrière, renversées auprès d'elles78; excepté le temple de Minerve qui orne encore le rocher de Colonna en élevant sa forme aérienne au-dessus des flots; excepté des tombeaux, à moitié oubliés, de quelques guerriers, dont les pierres grisâtres et le gazon non foulé bravent faiblement les siècles, mais non l'oubli, tandis que les étrangers seuls ne passent pas auprès d'eux sans s'y arrêter un instant comme moi, et peut-être ne s'en éloignent pas sans soupirer: hélas!
87. Cependant, ô Grèce! tes cieux sont toujours purs, tes rochers toujours sauvages, frais sont tes bosquets, et tes champs couverts de verdure; ton olive mûrit comme lorsqu'elle avait le sourire de Minerve; l'Hymette est toujours riche en miel; l'abeille joyeuse y construit toujours sa forteresse odoriférante; pélerin indépendant qui voyage dans le ciel de tes montagnes, Phébus dore encore tes longs étés; le marbre de Mendéli étincelle encore à ses rayons; les arts, la gloire, la liberté, ont disparu; mais la nature est toujours belle.
88. Dans quelque lieu que nous portions nos pas, terre sacrée! nous trouvons des débris de la gloire. Aucune partie de ton sol n'a été perdue dans une œuvre vulgaire; mais un vaste empire de merveilles se déploie autour de nous. Toutes les fictions des Muses semblent être réalisées, jusqu'à ce qu'épuisés d'admiration nous cessions de contempler des lieux qu'habitèrent si souvent les rêves de notre jeunesse. Chaque colline, chaque vallon, chaque paysage défie le pouvoir qui a renversé tes temples; le tems a ébranlé la citadelle d'Athènes, mais il a épargné la vaste plaine de Marathon.
89. Le soleil, le sol, sont les mêmes, mais non l'esclave qui rampe sur cette plaine. Rien n'y est changé; mais elle est devenue la proie d'un maître étranger. – Il a conservé ses limites et sa gloire illimitée, ce champ de bataille où des milliers de victimes persanes courbèrent la tête sous le glaive fumant de la Hellade. Jour cher à la gloire! où le nom de Marathon devint un nom magique79, qui fait apparaître aux yeux de celui qui l'entend prononcer, le camp, l'ennemi, la mêlée, la marche des conquérans;
90. Le Mède qui fuit, son carquois brisé et vide de flèches, le Grec intrépide et sa lance rougie du sang des vaincus; les montagnes dominant la plaine, l'étendue de l'Océan qui la baigne, la mort en face, la destruction dans la retraite; telle était la scène qu'offrait Marathon. – Quel vestige en reste-t-il ici maintenant? Quel trophée nous signale cette terre sacrée, et nous rappelle le sourire de la liberté et les larmes de l'Asie? Une urne dépouillée, une tombe violée, et la poussière que le pied de ton coursier, barbare étranger! fait voler dans les airs.
91. Cependant des foules de pélerins viendront, sans jamais se lasser, visiter les débris de ta splendeur passée. Long-tems le voyageur, au souffle du vent d'Ionie, viendra saluer la terre brillante des exploits héroïques et de la poésie. Long-tems encore tes annales et ta langue immortelle rempliront de ta gloire le cœur de la jeunesse de toutes les nations. Orgueil du vieillard! étude du jeune homme! vénérée du sage, adorée par les poètes, comme si Minerve et les Muses y dévoilaient encore leurs divins et glorieux enseignemens.
92. Le cœur de celui qui voyage soupire pour sa patrie, quand un être qui le chérit l'attend dans ses foyers paternels; mais celui qu'aucun lien n'y rappelle ou n'y retient, qu'il vienne visiter la Grèce, et contempler avec délices une terre son égale en tristesses. Cette terre de la Grèce n'est pas une terre destinée aux joies du monde; mais que celui qui se plaît dans la mélancolie vienne y passer ses jours; à peine regrettera-t-il sa terre natale lorsqu'il s'égarera dans l'enceinte sacrée de l'antique Delphes, lorsqu'il contemplera les plaines qui furent le tombeau des Grecs et des Perses.
93. Qu'il approche de cette terre consacrée et traverse en paix son magique désert; mais qu'il épargne ses débris. – Que sa main avide ne vienne point dépouiller une contrée déjà trop dépouillée! Ces autels ne furent point destinés à de telles profanations. Révérez ce que les nations autrefois ont révéré, et puisse ainsi le nom de notre patrie ne pas être déshonoré! Puissiez-vous aussi retourner heureusement aux lieux de votre enfance, et y trouver tous les délices de l'amour et toutes les satisfactions de la vie!
94. Pour toi qui, dans un chant trop prolongé, viens de distraire tes heures de loisir par des vers obscurs, ta voix se perdra bientôt dans la foule des ménestrels dont les accens retentissent de nos jours avec tant d'éclat. Cède-leur un périssable laurier. – Il le disputerait mal celui qui ne s'inquiète ni des traits acérés de la critique, ni des éloges de partisans moins sévères depuis que le froid de la