55. Le soleil était descendu derrière les hauteurs du vaste Tomerit57, et le Laos mugissant roulait sombre et rapide58; les ombres accoutumées de la nuit s'étendaient insensiblement; lorsque, en suivant les détours escarpés du vallon, Childe Harold aperçut, comme des météores dans les cieux, les brillans minarets de Tépalin, dont les remparts dominent le fleuve. Il entendit, en approchant, la voix des hommes de guerre, dont le bruit sourd se mêlait à la brise qui soupirait dans la profondeur du vallon.
56. Il passa près de la tour silencieuse du harem sacré, et il aperçut, à travers les arches exhaussées de la porte, la demeure de ce chef redoutable dont tout ce qui l'environnait proclamait la haute puissance. C'est au milieu d'une pompe non commune que se montre ce despote, dont la cour est agitée de nombreux préparatifs de guerre; les esclaves, les eunuques, les soldats, les passagers et les santons attendent les ordres du maître. Sa demeure est un palais en dedans, en dehors une citadelle. Là paraissent se donner rendez-vous les hommes de toutes les nations.
57. Richement caparaçonnée, une troupe de chevaux armés pour la guerre et une troupe égale de guerriers formaient un cercle dans le fond de la vaste cour; dans le haut, des groupes étrangers garnissaient les corridors, et de tems en tems quelque Tartare au large turban, piquant de l'éperon son cheval de l'Ukraine, faisait retentir l'écho des salles. Le Turc, le Grec, l'Albanien et le Maure s'y mêlaient sous les costumes les plus variés, tandis que le bruit sourd du tambour de guerre annonçait la fin du jour.
58. Là, le fier et sauvage Albanais aux jambes nues, la tête ceinte d'un schall, portant une riche carabine et des vêtemens brodés d'or; les Macédoniens aux écharpes de pourpre; le Delhi, couvert de son bonnet qui inspire la terreur, au glaive recourbé; le Grec vif et joyeux; le fils mutilé de la noire Nubie; et le Turc à la longue barbe, qui daigne rarement prononcer une parole, le maître de tout ce qui l'entoure, et trop puissant pour être doux envers ceux qu'il commande,
59. Sont mêlés sans être confondus. Les uns sont couchés en groupes, observant la scène bigarrée qu'ils ont sous les yeux. On y voit le grave Musulman dans la posture de la dévotion; quelques-uns fument, d'autres jouent. Ici l'Albanais se promène avec fierté; là on entend chuchoter le Grec causeur. Écoutez! des sons solennels partent de la mosquée; la voix du Muezzin ébranle le minaret: «Il n'y a point d'autre dieu que Dieu! – Voici l'heure de la prière. – Dieu est grand!»
60. C'était pendant cette saison de la fête du Ramazan. Le jour entier était consacré à la pénitence; mais lorsque l'heure du tardif crépuscule fut passée, le règne des plaisirs et de la bonne chère commença. Tout était en mouvement dans le palais d'Ali; la troupe des domestiques préparait et servait les mets nombreux du festin. La galerie devenue déserte parut alors un luxe inutile. Des bruits confus partaient des appartemens intérieurs, d'où sortaient et rentraient sans cesse les pages et les esclaves.
61. Ici la voix de la femme n'est jamais entendue. Retirée à part, voilée, surveillée, il lui est à peine permis de faire un pas. Elle ne donne qu'à un seul homme sa personne et son cœur. Apprivoisée dans sa cage, cet oiseau inconstant ne désire point en sortir. Elle n'est point malheureuse de l'amour de son maître, et elle se complait dans les soins délicieux d'une mère. Soins pleins de félicité! bien au-dessus de tous les autres sentimens! Elle élève elle-même avec tendresse l'enfant qu'elle a conçu, et ne l'éloigne pas d'un sein qui n'est le partage d'aucune basse passion.
62. Dans un pavillon pavé de marbre, au centre duquel on voyait s'élever une source d'eau vive, dont les jets bouillonnans répandaient une naturelle fraîcheur, Ali reposait sur des coussins voluptueux qui invitaient au repos. C'est un homme de guerre et de crimes. Cependant vous ne pouvez distinguer dans ses traits vénérables, où la douceur se mêle à l'expression de la bienveillance, tout ce qu'ils cachent de cruel et de sanguinaire.
63. Ce n'est pas que sa blanche et longue barbe s'allie mal avec les passions qui appartiennent à la jeunesse; l'amour est aussi le partage de la vieillesse. – Hafiz l'a démontré. Le vieillard de Téos chanta souvent l'amour. – Mais les crimes qui dédaignent la tendre voix de la pitié; les crimes qui rendent tous les hommes odieux, surtout l'homme avancé en âge, ont marqué Ali de la férocité du tigre. Le sang appelle le sang, et ceux qui ont commencé par le sang leur carrière mortelle la finiront par des actes plus sanguinaires encore.
64. Là, au milieu des objets les plus nouveaux pour l'œil et pour l'oreille, notre pélerin se reposa de ses fatigues en contemplant toute la pompe du luxe musulman. Il se dégoûta bientôt de ce spacieux séjour de richesse et de volupté, retraite choisie de la grandeur rassasiée qui fuit le bruit de la ville. Avec moins de pompe et d'éclat, cette retraite aurait eu des charmes; mais la tranquillité abhorre les joies factices; et le plaisir, mêlé à la pompe, détruit le charme de tous les deux.
65. Ils sont farouches les enfans de l'Albanie; cependant ils ne manquent pas de vertus, tant sauvages soient-elles. Où est l'ennemi qui leur a jamais vu tourner le dos? Qui pourrait aussi bien endurer les fatigues de la guerre? Leur bravoure naturelle n'est jamais plus calme que dans les tems de péril et de détresse. Leur amitié est aussi sûre, que leurs ressentimens sont terribles. Quand la reconnaissance ou la valeur les appellent à répandre leur sang; intrépides, ils se précipitent partout où il plaît à leur chef de les conduire.
66. Childe Harold les vit dans la citadelle de leur capitaine, accourant en foule pour aller aux combats chercher des succès et de la gloire. Il les revit ensuite, lorsque, tombé en leur pouvoir, il devint lui-même la victime d'un malheur passager. Dans ces momens d'infortune où les hommes pervers sont plus cruels, ces Albanais lui offrirent un asile sous leur toit protecteur. Des hommes moins barbares auraient eu moins de générosité, et des compatriotes se seraient tenus à l'écart59. Dans les événemens qui éprouvent le cœur des hommes, combien peu restent fidèles à l'infortune!
67. Il arriva qu'un jour des vents contraires poussèrent son esquif sur la côte dangereuse des rochers de Souli, au milieu des ténèbres et de la solitude désolée de la nuit. Il était périlleux d'aborder; il l'était plus encore de rester sur les flots. Les matelots cependant hésitèrent quelques tems, craignant de se confier à une terre, peut-être inhospitalière, où la trahison pouvait les attendre. Ils s'aventurèrent enfin de mettre à la côte, quoique doutant si ces hommes, qui haïssent également le chrétien et le turc, ne renouvelleraient pas pour eux leurs anciens actes de barbarie60.
68. Crainte vaine! les Souliotes leur tendirent une main amie, les conduisirent à travers les récifs, et les firent éviter de dangereux marécages. Quoique moins grâcieux, ils furent plus humains que des esclaves policés; ils se livrèrent aux inspirations du cœur, séchèrent les vêtemens mouillés de leurs nouveaux hôtes, rallumèrent la lampe joyeuse, remplirent la coupe et leur offrirent leurs alimens. Ces alimens étaient grossiers; mais c'était tout ce qu'ils possédaient. Une telle conduite porte la rare empreinte de la philanthropie. – Faire reposer le voyageur fatigué, adoucir la tristesse de l'affligé est une leçon pour les hommes heureux, et doit faire rougir les méchans.
69. Il arriva que lorsque Harold voulut enfin quitter ces montagnes, une troupe de brigands infestait les chemins, et répandait partout les ravages du fer et de la flamme. Il prit en conséquence une escorte fidèle pour traverser la vaste et sauvage forêt de l'Acarnanie. Cette escorte était bien disposée contre des attaques imprévues, et endurcie aux fatigues. Il ne s'en sépara que lorsqu'il fut arrivé sur les bords du large et limpide Achéloüs, et que de là il eut aperçu les collines de l'Étolie.
70. Là,