74. Revêtu d'habits brillans et d'un riche manteau, mais à pied, au milieu de l'arène, l'agile matador est impatient d'attaquer le roi des troupeaux mugissans. Mais avant de s'engager dans la lutte, il a traversé le cirque d'un pas prudent, de crainte que quelque chose d'inaperçu ne vienne arrêter sa course rapide. Son arme est un dard, et il combat de loin. L'homme ne peut davantage sans le fidèle coursier, hélas! souvent condamné à recevoir pour lui des blessures mortelles.
75. Trois fois a retenti le clairon; voyez! le signal est donné. L'antre sauvage s'ouvre, et l'attente muette veille attentivement dans les rangs pressés du cirque silencieux. L'animal puissant bondit au premier coup d'aiguillon, et, regardant d'une manière sauvage autour de lui, il frappe l'arène d'un pied retentissant, et il ne s'élance pas aveuglément sur son ennemi. Il porte de côté et d'autre son front menaçant, pour essayer sa première attaque; il bat ses flancs de sa queue irritée, et ses yeux enflammés roulent dans leur orbite agrandie.
76. Il s'arrête tout à coup; son regard est fixe. Loin, loin, jeune homme imprudent! Prépare ta lance: voici le moment de périr, ou de déployer cette adresse habile qui peut encore l'arrêter dans sa carrière sanglante. Les coursiers légers savent, par des bonds agiles, se détourner adroitement. Le taureau écume de rage; mais il n'échappe pas aux blessures. Un sang noir s'échappe par torrens de ses flancs; il fuit, se roule, s'agite furieux des traits qu'il porte enfoncés; les dards suivent les dards, les coups de lance se succèdent avec rapidité: il annonce ses souffrances par de profonds mugissemens.
77. Il revient; ni les dards, ni les lances ne peuvent l'arrêter, ni même les bonds impétueux des coursiers aux abois. Quoique l'homme l'attaque avec ses armes puissantes, les lances et la valeur sont vaines. Un cheval superbe, cadavre déchiré, est étendu sur l'arène; un autre, spectacle hideux! paraît ouvert, et son poitrail sanglant découvre les sources palpitantes de la vie; quoique blessé à mort, il traîne encore ses membres affaiblis, et chancelant, mais surmontant tous les obstacles, il sauve son maître du danger.
78. Vaincu, sanglant, haletant, furieux jusqu'à la fin, le taureau reste debout au centre de l'arène, exposé aux blessures des dards et des lances brisées qui pleuvent sur lui. Ses ennemis sont hors de combat. C'est l'instant où les matadors se pressent autour de lui, en agitant leur manteau rouge, et en balançant leur javelot léger. Une fois encore il s'ouvre un terrible passage. Vaine fureur! Le manteau quitte la main perfide, enveloppe ses yeux terribles. – C'en est fait! – il roule étendu sur l'arène.
79. À l'endroit où sa vaste encolure se joint à l'épine vertébrale le fer terrible du javelot reste enfoncé comme dans son fourreau. Il s'arrête; il frémit, – dédaignant de reculer; il tombe lentement, au milieu des cris de triomphe, et il meurt sans pousser un gémissement et sans convulsions. Le char décoré s'avance; – on y entasse son corps, – doux spectacle pour les regards du vulgaire. – Quatre chevaux, que peuvent à peine retenir les rênes, entraînent la lourde et noire masse, qui passe au milieu de la foule, presque inaperçue.
80. Tel est le divertissement cruel qui rassemble souvent les jeunes Espagnoles, et réjouit le berger, nourri dès sa jeunesse dans l'habitude des jeux sanguinaires. Son cœur se délecte dans la vengeance, et il regarde avec plaisir les peines des autres. Que de querelles domestiques ensanglantent les villages effrayés! Quoique des phalanges nombreuses se soient réunies contre l'ennemi, hélas! il reste encore assez d'Espagnols dans les chaumières pour méditer contre des amis de secrètes blessures, excités par des ressentimens légers qui doivent faire couler des flots de sang.
81. Mais la jalousie a fui de ces rivages: les barreaux, les verroux, la sentinelle au teint jaune, sage et vénérable duègne! et tout ce qui fait révolter une ame généreuse comme les moyens qu'employait un farouche et vieil époux en se croyant permis de renfermer l'objet de ses terreurs, ont disparu dans l'ombre du passé avec le dernier siècle. Quelles femmes sont plus libres qu'étaient les jeunes Espagnoles avant que la guerre, comme un volcan furieux, eût déployé sa rage, lorsqu'on les voyait, les cheveux tombant en tresses légères, jouer sur le vert gazon, tandis que la reine des nuits éclairait de ses rayons protecteurs la danse folâtre et animée de l'amour?
82. Oh! que de fois Harold avait aimé, ou rêvé qu'il aimait, puisque les plus vifs ravissemens de l'amour ne sont qu'un rêve! mais maintenant son cœur chagrin n'était plus ému. Il n'avait cependant pas encore bu de l'onde du Léthé, et il avait appris depuis peu à croire véritablement que l'amour n'avait rien de plus précieux pour lui que ses ailes; quelque beau, quelque jeune, quelque aimable qu'il paraisse, il s'échappe toujours des sources délicieuses du plaisir quelque chose d'amer qui répand son venin sur les fleurs les plus ravissantes26.
83. Cependant il n'était point aveugle aux attraits séduisans de la beauté, mais ces attraits n'avaient pas sur lui plus d'empire que sur le sage. Non que la philosophie eût jamais daigné faire descendre sur une ame comme la sienne, ses chastes et sévères inspirations; mais dans son délire, la passion finit par se calmer ou s'éteindre. Et le vice, qui creuse lui-même sa tombe de voluptés, avait depuis longtems enseveli pour jamais toutes ses espérances. Pâle victime du plaisir! les noirs souvenirs d'une vie abhorrée avaient empreint sur son front livide la malédiction qui poursuivait incessamment Caïn.
84. Spectateur étrange du monde, il ne se mêlait point avec la foule; mais il n'avait point pour elle une haine misanthropique. Peut-être qu'il eût encore aimé parfois à prendre part à la danse et aux chants de la joie; mais peut-il sourire, celui qui succombe sous le poids de sa destinée? Rien de tout ce qu'il voyait ne pouvait dissiper sa tristesse. Un jour pourtant, il lutta contre l'empire de son mauvais génie; et comme il était livré à la méditation dans le boudoir d'une beauté, il laissa échapper de sa lyre ce chant improvisé, qui célébrait des charmes aussi séduisans que ceux qu'il avait admirés dans des jours plus heureux.
À INÈS.
I.
Non, ne souris point à mon front soucieux, car, hélas! je ne puis te rendre ton sourire; que le ciel te préserve de jamais verser des larmes, et de jamais pleurer en vain!
II.
Tu me demandes quelle secrète douleur dévore ma joie et ma jeunesse? Veux-tu vainement chercher à connaître une tristesse que tu échouerais à calmer?
III.
Ce n'est point l'amour, ce n'est point la haine, ni les honneurs perdus de la basse ambition, qui me font maudire ma destinée présente, et fuir loin de tout ce que j'avais de plus cher.
IV.
C'est cette lassitude qui naît pour moi de tout ce que je vois, de tout ce que j'entends. La beauté ne m'inspire même aucun plaisir; tes yeux ont à peine un charme pour moi.
V.
C'est cette sombre, intime et continuelle tristesse que portait en lui cet Hébreu fugitif. Je ne veux point regarder au-delà de la tombe: il ne me reste aucune espérance avant que d'y descendre.
VI.
Quel exilé peut se fuir lui-même? Sous les zones les plus éloignées, partout où je porte mes pas, je suis poursuivi par l'orage de ma vie, par un démon, – ma pensée!
VII.
Que d'autres croient se livrer au plaisir, et goûtent de tout ce que j'abandonne; ah! qu'ils rêvent à jamais cet enchantement, et que leur réveil ne ressemble pas au mien!
VIII.
Ma destinée est d'errer dans mille contrées diverses; emportant avec moi des souvenirs maudits, toute ma consolation est de savoir, quel que soit le malheur qui me frappe, que j'ai déjà connu le plus amer.
IX.
Quel