L'aspect d'une cour orientale et la physionomie de ce peuple albanais, mélange de maraudeurs chrétiens et musulmans, firent une vive impression sur l'imagination de Lord Byron. Dans les notes de Childe Harold il a tracé une peinture détaillée de la beauté et de la gracieuse démarche des femmes; du courage, de l'hospitalité et du caractère vindicatif des hommes. – De retour à Prévesa, ils ne tardèrent pas à s'embarquer, dans l'espoir d'aborder à Patras sur la côte de la Morée; mais, par suite de l'ignorance des matelots turcs, leur bâtiment, emporté par le vent, alla échouer sur les rochers de Souli, et ils ne durent leur salut qu'au généreux secours des villageois albanais qui habitaient derrière ces rochers. Pendant la crise, «Fletcher jetait les hauts cris et appelait sa femme; les Grecs invoquaient tous les saints, et les Musulmans Alla. Le capitaine fondait en larmes, en nous disant de nous recommander à Dieu. Les mâts étaient fendus, la grande vergue en pièces; le vent redoublait de force, la nuit approchait, et nous n'avions d'autre chance (comme le disait Fletcher) que de nous voir ensevelis dans les flots.» (Lettre de Lord Byron à sa mère.) Tel fut l'événement qui, sans doute, fournit plus tard au poète les terribles couleurs du deuxième chant de Don Juan.
De Souli, nos voyageurs revinrent encore à Prévesa, et, renonçant au trajet de mer, se dirigèrent vers Patras, à travers les forêts de l'Acarnanie et de l'Étolie: ils firent une halte de quelques jours à Missolonghi et à Smyrne; ils parcoururent la plus grande partie de la Grèce, et s'arrêtèrent le reste de l'hiver à Athènes, comme ils en avaient formé, depuis long-tems, le projet.
Ce n'était pas assez qu'Athènes expiât sous le cimeterre des barbares son ancienne gloire; des étrangers, et surtout des Anglais, venaient à l'envi disputer aux rivages de Grèce les débris de statues, de colonnes et d'inscriptions qui faisaient, seuls encore, sa richesse. Les monumens ont en eux-mêmes peu de valeur: transportez sous le ciel de la Grèce les arceaux et les ogives de nos châteaux gothiques, l'ame les considérera sans émotion, sans enthousiasme. On a donc de la peine à comprendre la rage qui porte les Anglais à encombrer leur île des monumens enlevés à la religion des autres peuples; et certes, il est déplorable que le gouvernement applaudisse à de pareilles profanations. Bas-reliefs, chapiteaux, inscriptions, statues, tous les débris des siècles passés viennent chaque jour se presser dans les tristes galeries britanniques. Cependant une seule inscription, échappée aux outrages du tems, rappelle aux Grecs, mieux que toutes les déclamations modernes, quelle a été et quelle doit être leur patrie, et l'on ne peut trop les louer d'avoir regardé les vols de l'Écossais Elgin comme le plus grand des outrages. Il appartenait à Lord Byron et à M. de Châteaubriand de se rendre les échos de l'exécration à laquelle ils vouèrent les spoliateurs du Parthenon. Mais Byron ne se contenta pas de flétrir, dans le Childe Harold et dans la Malédiction de Minerve, la conduite de Lord Elgin; il alla lui-même, au péril de sa vie, effacer le nom du moderne Verrès, inscrit sur le frontispice du temple d'Érichtée, et il le remplaça par ces deux lignes:
Quod non fecerunt Gothi
Hoc fecerunt Scoti.
De retour dans sa patrie, Lord Elgin n'en a pas moins reçu de son gouvernement d'énormes sommes pour prix de la dépouille des temples d'Athènes. – Nos voyageurs s'éloignèrent de la Grèce au commencement du printems. Avant de gagner Constantinople, ils visitèrent les ruines d'Éphèse. Le 15 avril 1809, la frégate la Salsette, qui les transportait, jeta l'ancre sur les côtes de la Troade, non loin des fameux tombeaux que l'on aime à croire ceux des héros grecs morts au siége d'Ilion. Comme ils attendaient le firman du Grand-Seigneur à l'embouchure des Dardanelles, et justement à quelques centaines de pas du château d'Abydos, il prit envie à Byron de vérifier par lui-même si les savans avaient eu raison de révoquer en doute le récit des tendres traversées de Léandre. Dans le dernier siècle, notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres avait aussi, après de longues dissertations, reconnu que l'histoire d'Héro et Léandre était nécessairement une fable, attendu l'impossibilité du trajet de l'Hellespont à la nage. La tentative de Byron fit évanouir tout d'un coup l'autorité de tant de doctes recherches. Un lieutenant de la frégate (M. Ekenhead) offrit de partager la gloire et les dangers de cette épreuve: les deux nageurs partirent en même tems et firent le trajet en une heure et quelques minutes. Ekenhead eut à peine atteint le rivage de Sestos, qu'il se hâta de regagner, sur une barque, l'autre bord, où le rappelaient ses fonctions; mais Lord Byron, épuisé de fatigue et grelottant de fièvre, se traîna, demi-nu, dans une cabane voisine, et reçut l'hospitalité d'un pauvre pêcheur turc, qui, pendant cinq jours, lui prodigua les soins les plus assidus. À peine revenu sur le rivage d'Abydos, Byron envoya au pêcheur, par l'un des hommes de sa suite, un assortiment de filets, un fusil de chasse, une paire de pistolets et douze pièces de soie pour sa femme. Surpris de ce présent, le pauvre Turc voulut, le lendemain, traverser l'Hellespont, afin de remercier sa seigneurie. Hélas! à peine éloigné de son rivage, une rafale s'éleva, fit submerger sa barque et l'engloutit dans les flots. Qu'on juge du désespoir de Lord Byron! Il s'empressa d'aller lui-même consoler la veuve; la pria de le regarder à l'avenir comme son ami, et lui laissa une bourse de cinquante dollars. Cette anecdote est peu connue; elle honore trop le caractère de Lord Byron pour que lui-même pensât jamais à la divulguer: mais les officiers alors employés sur la Salsette en ont tous attesté l'exacte vérité.
À Constantinople, il se sépara de Cam Hobhouse, qui brûlait déjà de revoir l'Angleterre, Byron le vit partir sans beaucoup de regret: son projet était de retourner en Grèce, et voulant, dans cette seconde excursion, s'arrêter à loisir dans les lieux les plus poétiques de cette terre de poésie, la société d'un ami, tel que Hobhouse lui-même, dérangeait, jusqu'à un certain point, son plan de rêverie. Il écrivit Childe Harold en Grèce; il en composa même un grand nombre de strophes sur le Parnasse. C'était, il faut l'avouer, une heureuse et grande idée que celle d'aller puiser des inspirations à une pareille source, et quand on songe, en lisant Childe Harold, que ces vers ont été tracés sur les sommets sacrés de l'Hélicon, je ne sais quelle vénération religieuse se joint naturellement à l'admiration que produit une aussi magnifique création.
Il choisit Athènes pour sa principale résidence. C'est là qu'une jeune Grecque devint éperdument éprise de lui: elle était belle; elle ne tarda pas à toucher son cœur. Mais les jours du Ramasan arrivèrent, et, pendant ce carême, tout commerce entre les deux sexes était puni de mort. Une aussi longue interruption parut un siècle à Lord Byron: dans son impatience, il avait formé un plan de rendez-vous, et l'avait fait parvenir à sa maîtresse; la trame fut découverte, et la jeune fille condamnée à être sur-le-champ enfermée dans un sac et jetée à la mer. Byron n'était prévenu de rien, quand un soir, en côtoyant à cheval le rivage de la mer avec deux Albanais qu'il avait pris à son service, il voit plusieurs soldats s'avancer de son côté. Il apprend qu'ils ont la mission de noyer une femme; dès-lors il ne pouvait plus hésiter: au risque de s'attirer une mauvaise affaire, il court à l'officier du détachement, parvient à l'intimider, et se fait remettre l'infortunée, dans laquelle il reconnaît son amante. Grâce à son intervention, et à une forte somme d'argent, le magistrat consentit à rétracter son arrêt, mais la jeune fille fut obligée de quitter Athènes, et, quelques mois après, elle mourut de regrets et à la suite d'une fièvre lente. Tel fut l'événement qui offrit à Lord Byron la première inspiration du Giaour.
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