133. L'homme est un phénomène, un je ne sais quoi, une merveille au-delà de toute merveilleuse expression; c'est pourtant une pitié sur cette sublime terre, que le plaisir soit un crime, et que parfois le crime soit un plaisir. Peu de mortels savent bien ce qu'ils désirent, mais que ce soit la gloire, la puissance, l'amour ou la richesse, ils en trouvent la route semée d'écueils, et quand le but est atteint nous mourons; vous le savez, – et alors —
134. Quoi alors? – Je ne le sais pas plus que vous. – Ainsi bonne nuit; – et revenons à notre histoire. C'était en novembre, quand les beaux jours sont devenus rares, quand les montagnes lointaines paraissent chenues et jettent un chapeau éclatant de blancheur sur leurs manteaux azurés; quand la mer vient mugir autour des promontoires et les flots se briser contre les rochers: quand enfin le soleil moins ardent disparaît sur les cinq heures.
135. C'était, comme disent les Watchmen41, une nuit grise, pas de lune, pas une étoile; un vent doux ou furieux par intervalles, et dans beaucoup de foyers une flamme brillante de bois menu que toute une famille entourait. Il y a dans cette espèce de flamme quelque chose de gai, même quand le soleil d'été n'est obscurci d'aucun nuage. J'aime singulièrement le feu et les grillots, aussi bien que les homars, la salade, le champagne et les causeries.
136. Il était minuit. – Donna Julia dans son lit dormait probablement – lorsqu'à sa porte s'éleva un bruit capable de réveiller les morts, s'ils l'eussent jamais été auparavant; car nous avons tous lu que les morts furent, et seront encore, au moins une fois, réveillés. La porte était fermée, mais une voix et des doigts donnèrent la première alarme; on entendit: «Madame! – Madame! – Chut!
137. «Au nom de Dieu, Madame, – Madame – voici mon maître, avec la moitié de la ville à sa suite. – Vit-on jamais une chose plus affreuse? Ce n'est pas ma faute. – Je faisais bonne garde. – Hélas, retirez donc plus vite le verrou, je vous prie. – Ils montent maintenant l'escalier, dans une seconde ils seront ici; il pourrait peut-être s'échapper. – La fenêtre n'est certainement pas si haute!»
138. Cependant arrivait Don Alphonso, avec des torches, des amis et des valets, en grand nombre; la plupart, depuis long-tems mariés, étaient ravis de troubler le sommeil de la femme coupable qui voulait outrager à la dérobée le front d'un époux: une pareille conduite était trop contagieuse, et si l'on n'en punissait pas une, toutes les femmes suivraient bientôt son exemple.
139. Je ne puis dire comment, pourquoi et de quel genre étaient les soupçons de Don Alphonso: mais pour un cavalier de son rang, il y avait bien de la grossièreté à lever ainsi une armée autour du lit nuptial, avant d'avoir le moins du monde averti sa femme, et à prendre des laquais armés d'épées et de flambeaux pour attester l'affront qu'il craignait le plus de recevoir.
140. La pauvre Julia, sortant comme d'un profond sommeil (remarquez bien que je ne dis pas qu'elle n'eût pas dormi), se mit en même tems à crier, bâiller et verser des larmes. Pour sa suivante Antonia, qui était au fait de tout, elle se hâtait de rejeter la couverture du lit en morceau pour donner à penser qu'elle-même venait d'en sortir. Je ne sais pas vraiment pourquoi elle se donnait tant de peine pour prouver que sa maîtresse n'avait pas couché seule:
141. Mais il était à croire que la dame et sa suivante étaient deux pauvres petites femmes tremblantes qui, par crainte des farfadets, et plus encore des hommes, avaient cru pouvoir mieux résister à un homme si elles restaient deux. Elles s'étaient donc innocemment couchées côte à côte, en attendant que les heures d'absence fussent écoulées, et que l'infâme mari eût reparu en disant: «Chère amie, c'est moi qui ai le premier songé à repartir.»
142. Julia retrouva enfin la parole et s'écria: «Au nom du ciel, Don Alphonso, que prétendez-vous faire? êtes-vous devenu fou? Dieu! que ne suis-je morte avant d'être sacrifiée à un monstre semblable! quel est le motif de cette violence nocturne, l'ivrognerie ou le spleen! pouvez-vous bien me soupçonner d'une conduite dont l'idée seule me ferait mourir! Cherchez alors dans cette chambre. – C'est mon intention,» répondit Alphonso.
143. Il chercha, ils cherchèrent, tout fut retourné, cabinet, gardes-robes, armoires, embrasures de fenêtres. Ils trouvèrent beaucoup de linge et de dentelles, des paires de bas, des mules, des brosses, des peignes, des nécessaires, et les autres articles à l'usage des jolies femmes, propres à conserver la beauté et entretenir la propreté. Ils percèrent de leurs épées des rideaux et des tapisseries, ils arrachèrent des volets, ils brisèrent des tables.
144. Ils cherchèrent sous le lit, et y trouvèrent, – peu importe, – ce n'était pas ce qu'ils désiraient; ils ouvrirent les fenêtres pour découvrir si la terre ne portait pas l'empreinte de quelque semelle, la terre était muette. Alors ils se regardèrent les uns les autres. Il est étrange, et cela me semble même une bévue, que nul d'entre eux n'ait songé à regarder dans le lit aussi bien que dessous.
145. Pendant cette perquisition, la voix de Julia ne dormait pas. «Oui, cherchez et recherchez, s'écriait-elle; accumulez insultes sur insultes, outrages sur outrages. Était-ce pour cela que j'ai pris le nom d'épouse! pour cela que j'ai si long-tems sans me plaindre souffert à mes côtés un époux comme Alphonso! Mais je ne le souffrirai plus, je quitterai cette maison; s'il y a des lois et un seul légiste en Espagne.
146. «Oui, Don Alphonso, vous n'êtes plus mon époux, si jamais toutefois vous avez mérité ce titre. Est-il digne de votre âge? – Vous êtes à votre dixième lustre; cinquante ou soixante ans – c'est bien la même chose. Est-il sage, est-il décent de faire de pareilles recherches pour déshonorer une femme vertueuse? Don Alphonso! homme ingrat, parjure, barbare; osez-vous bien concevoir de pareils soupçons sur votre épouse?
147. «Est-ce pour cela que j'ai dédaigné ce que l'on permet ordinairement à mon sexe? que j'ai fait choix d'un confesseur si vieux et si lourd qu'il eût été insupportable à toute autre? Hélas! jamais il n'a eu l'occasion de me faire un reproche; au contraire, il me voyait tellement inquiète de mon innocence, – qu'il a toujours douté que je fusse mariée. – Oh! combien il sera désolé de voir comme je suis traitée!
148. «Était-ce pour cela que je n'ai pas encore choisi de cortejo42 parmi la jeunesse de Séville? Est-ce pour cela que j'évite la plupart des réunions, si ce n'est pour assister aux combats de taureaux, à la messe, au théâtre, aux bals et aux festins? Est-ce pour cela que, quels que fussent mes adorateurs, je les ai tous éconduits (j'y mettais même de l'impolitesse)? Est-ce pour cela que le général comte O'Reilly, celui-là même qui prit Alger43, a prétendu que je l'avais traité indignement?
149. «Mon cœur n'a-t-il pas été sourd pendant six mois aux soupirs et aux accords du musico italien Cazzani? N'est-ce pas moi que son compatriote le comte Corniani appelait la seule femme vertueuse d'Espagne? N'ai-je pas vu à mes pieds une foule de Russes et d'Anglais? J'ai désolé le comte Strongstroganof, et lord Mount Coffee-House, ce pair d'Irlande qui s'est tué l'année dernière par excès d'amour (et de vin).
150. «N'ai-je pas eu deux évêques à mes pieds? Le duc d'Ichar, Don Fernand Nunès? et c'est une femme de ma sorte que vous traitez ainsi? Je ne sais pas dans quelle phase de la lune nous nous trouvons: je vous sais gré vraiment d'avoir l'extrême indulgence de ne pas encore me battre, quand le tems est si favorable: – Oh! vaillant héros! avec votre épée au vent, et votre pistolet armé, ne faites-vous pas là, dites-moi, une jolie figure?
151. «Voilà donc le motif de ce voyage imprévu, de cette affaire indispensable avec votre procureur, ce modèle de bassesse qui se tient droit là-bas comme s'il commençait à