90. Errant sur les bords de frais ruisseaux, le jeune Juan se livrait à des pensées inénarrables; ensuite il se perdait dans les sombres réduits où se croisent les énormes rameaux du liége. C'est là que les poètes trouvent des sujets pour leurs chants; c'est là que nous tous nous allons les relire, et juger du mérite de nos sujets et de nos vers, à moins que, comme ceux de Wordsworth, ils ne soient inintelligibles.
91. Il continuait ainsi (Juan, et non pas Wordsworth) à s'entretenir avec sa belle ame, afin d'adoucir, sinon de surmonter entièrement les peines de son cœur. Il avait recours, autant qu'il le pouvait, à des idées qui n'offraient aucune prise aux remords, et comme Coleridge, il devenait métaphysicien avant de s'être lui-même sondé.
92. Il jetait les yeux sur lui, sur toute la terre, sur la merveille de l'homme et du firmament; il se demandait comment tous deux avaient été créés; il songeait aux tremblemens de terre et à la guerre, au nombre de milles qui pouvaient former la circonférence de la lune; aux ballons, aux obstacles nombreux qui s'opposent à la connaissance exacte des cieux, et après tout cela, il revenait aux yeux de Donna Julia.
93. La vraie sagesse peut voir, dans les pensées de cette espèce, une noble curiosité et une avidité sublime dont quelques-uns apportent le germe en naissant; mais la plupart ont appris à s'en troubler l'esprit, on ne sait pourquoi. Il était étonnant qu'une si jeune tête pût se soucier de la marche du firmament; mais si, selon vous, la philosophie l'inspirait alors, elle fut bientôt, selon moi, secondée par la voix de la puberté.
94. Il s'occupait des feuilles et des fleurs. Il entendait une voix dans tous les vents; alors il pensait aux nymphes des bois, aux ombrages sacrés, au tems où les déesses se montraient aux hommes. Il oubliait son chemin aussi bien que les heures, et quand il interrogeait sa montre, il s'apercevait que le vieux Saturne avait beaucoup gagné, – et que pour lui, il avait perdu son dîner.
95. Quelquefois il revenait à ses livres, Boscan ou Garcilasso. – Mais comme le vent fait parfois trembler les pages que nous lisons, ainsi, l'imagination venait agiter son ame au milieu de sa lecture mystique: on eût dit que les magiciens dirigeaient sur lui leurs enchantemens, et qu'ils chargeaient le vent de les lui porter, comme dans quelques contes de bonnes vieilles femmes.
96. C'est ainsi qu'il passait les heures dans la solitude; toujours triste et toujours ignorant ce qui lui manquait. Les tendres rêveries, les chants des poètes, ne pouvaient lui offrir ce dont il avait réellement besoin: un sein sur lequel il pût reposer sa tête… entendre un cœur battre d'amour; et – bien d'autres choses que j'ai oubliées, ou que, du moins, je n'ai pas besoin de mentionner.
97. Ces promenades solitaires, ces rêveries profondes, ne pouvaient échapper aux yeux de l'aimable Julia: elle vit bien que Juan n'était pas à son aise; mais ce qui peut et doit surprendre avant tout, c'est que Donna Inès ne fatigua pas son fils de ses questions ou de ses soupçons: soit qu'elle n'eût vu, ou n'eût voulu rien voir, ou soit, comme les plus habiles, qu'elle ne l'eût pas pu.
98. Ceci peut paraître singulier, et pourtant, rien de plus commun. Par exemple: – Les maris dont les femmes outrepassent les droits écrits des épouses, et violent le… – Quel est donc ce commandement qu'elles violent? (Je l'ai oublié, et, selon moi, il ne faut pas citer au hasard, de crainte de se tromper.) Enfin, quand ces mêmes maris sont jaloux, ils font toujours quelque bévue que leurs dames viennent nous raconter.
99. Un véritable époux est toujours soupçonneux; mais il n'en est pas plus clairvoyant. Jaloux de celui qui ne pensait à rien, il devient l'artisan de sa propre disgrâce, en accueillant un intime ami rempli de vices; l'accident est dès-lors inévitable, et quand l'épouse et l'ami ont ensemble disparu, il demeure stupéfait de leur corruption, et non pas de sa propre sottise.
100. Ainsi, quelquefois, s'aveuglent les parens; malgré toute leur vigilance de lynx, ils ne savent pas que le public malin s'amuse de l'histoire de la maîtresse du jeune Hopeful, ou de l'amant de miss Fanny. Enfin, quelque escapade scandaleuse vient déranger le plan de vingt années; tout est perdu: alors la mère crie, le père jure et demande pourquoi diable il a des héritiers.
101. Mais Inès était si soupçonneuse et si clairvoyante, que je suis forcé de penser qu'en cette occasion elle avait quelque motif secret d'abandonner Juan à cette nouvelle tentation. Quel était ce motif? c'est ce que je ne pourrais dire. Peut-être voulait-elle ainsi couronner son éducation, ou bien encore ouvrir les yeux de Don Alphonso, dans le cas où il aurait eu de la vertu de sa femme une opinion exagérée.
102. Un jour, c'était un jour d'été, – c'est vraiment une saison dangereuse que l'été, et même le printems, depuis les derniers jours de mai. Nul doute que le soleil n'en soit la cause efficace; mais en tout cas, on peut dire et demeurer convaincu, non pas de trahison, mais bien de véracité, qu'il est des mois dans lesquels la nature se plaît à répandre les plaisirs. Si celui de mars a ses lièvres, mai doit avoir son héroïne31.
103. C'était donc un jour d'été, – le 6 juin: – J'aime l'exactitude dans les dates; j'en mets non-seulement dans celle des siècles et des années, mais encore dans celle des mois. Les mois sont des espèces de maisons de poste où les destins changent de chevaux, et font changer de ton à l'histoire. Ensuite ils traversent, à bride abattue, les empires et les républiques, et ne laissent guère après eux que la chronologie, si vous en exceptez les post-obits théologiques32.
104. C'était le 6 juin, vers six heures et demie, peut-être même plus près de sept, que Julia s'assit dans un aussi joli berceau que ceux destinés aux houris, dans les profanes cieux décrits par Mahomet et par Anacréon Moore, – Moore, à qui furent accordés la lyre, les lauriers et tous les trophées de la victoire poétique. Il était digne de les obtenir; puisse-t-il les conserver long-tems encore33!
105. Elle s'y assit, mais elle n'était pas seule. Je ne sais pas au juste comment s'était ménagée une pareille entrevue; je le saurais, d'ailleurs, que je ne le dirais pas. – Il faut toujours savoir se taire. Qu'importe les moyens dont ils se servirent? il suffit d'être sûr que c'est Julia et Juan qui se trouvent là, face à face. – Quand deux semblables visages sont dans cette situation, il serait sage à chacun d'eux, mais aussi bien difficile de fermer les yeux.
106. Qu'elle était belle en le regardant! L'émotion de son cœur avait coloré ses joues, et cependant elle ne se reprochait rien. O amour, quelle est donc la mystérieuse perfection de ton art? il donne au faible des forces, il foule aux pieds le fort. Comme ils s'abusent eux-mêmes ces sages mortels que tu as enveloppés de tes filets! – Le précipice ouvert sous les pas de Julia était immense; mais la confiance que lui donnait sa vertu l'était également.
107. Elle pensa à ses propres forces, à la jeunesse de Juan, au ridicule de la pruderie, aux triomphes de la vertu, de la foi conjugale, et alors aux cinquante ans de Don Alphonso. À dire vrai, je n'aime pas que cette idée lui soit venue; car c'est un nombre rarement propre à donner du cœur; et dans tous les climats, sur la neige ou sous l'équateur, il sonne aussi mal en amour que bien en finance.
108. Quand quelqu'un dit: «Je vous ai répété cinquante fois,» il veut chercher querelle, et souvent il y réussit. Quand les poètes disent: «J'ai fait cinquante vers;» ils vous font craindre de les leur entendre réciter. C'est par troupes de cinquante que les voleurs font leurs coups; c'est à cinquante ans qu'il est vraiment rare d'inspirer amour pour amour; mais alors il est facile de beaucoup obtenir avec cinquante louis.
109. Julia avait de l'honneur, de la vertu, de la fidélité; elle aimait Don Alphonso; elle formait intérieurement tous les sermens qu'on adresse d'ici-bas aux divinités de là-haut, de ne jamais souiller l'anneau qu'elle portait, et