La chapelle est bien composée; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe se mirent en quête des instruments à cordes qu'on pouvait ajouter à ceux qu'elle possède, et ils me présentèrent un actif de 22 violons, 7 altos, 7 violoncelles et 7 contrebasses. Les instruments à vent étaient au grand complet; j'ai remarqué parmi eux une excellente première clarinette et une trompette à cylindres (Sakce) d'une force extraordinaire. Il n'y avait pas de cor anglais: – j'ai dû transposer sa partie pour une clarinette; pas de harpe: – un très-aimable jeune homme, M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même; pas d'ophicléïde: – on l'a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien alors ne manquait, et nous avons commencé les répétitions. Il faut te dire que j'avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion très-développée pour mon ouverture des Francs-Juges qu'ils avaient déjà exécutée quelquefois. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés; aussi, ai-je été réellement heureux, contre l'ordinaire, pendant les études de la Symphonie fantastique que j'avais encore choisie, d'après leur désir. C'est une joie extrême, mais bien rare, d'être ainsi compris tout de suite. Je me souviens de l'impression que produisirent sur la chapelle et sur quelques amateurs assistant à la répétition, le premier morceau (Rêveries-Passions), et le troisième (Scène aux Champs). Celui-ci surtout semblait, à sa péroraison, avoir oppressé toutes les poitrines, et, après le dernier roulement du tonnerre, à la fin du solo du pâtre abandonné, quand l'orchestre rentrant semble exhaler un profond soupir et s'éteindre, j'entendis mes voisins soupirer aussi sympathiquement, en se récriant, etc., etc. Chélard, lui, se déclara partisan de la Marche au supplice avant tout. Quant au public, il parut préférer le Bal et la Scène aux Champs. L'ouverture des Francs-Juges fut accueillie comme une ancienne connaissance qu'on est bien aise de revoir. Bon, me voilà encore sur le point de manquer de modestie; et, si je te parle de la salle pleine, des longs applaudissements, des rappels, des chambellans qui viennent complimenter le compositeur de la part de LL. AA., des nouveaux amis qui l'attendent à la sortie du théâtre pour l'embrasser et qui le gardent bon gré mal gré jusqu'à trois heures du matin; si je te décris enfin un succès, on me trouvera fort inconvenant, fort ridicule, fort… Tiens, malgré ma philosophie, cela m'épouvante, et je m'arrête là. Adieu.
IV
A M. STEPHEN HELLER
Vous avez ri sans doute, mon cher Heller, de l'erreur commise dans ma dernière lettre, au sujet de la grande-duchesse Stéphanie que j'ai appelée Amélie? Eh bien! il faut vous l'avouer, je ne me désole pas trop des reproches d'ignorance et de légèreté qu'elle va m'attirer. Si j'avais appelé François ou Georges l'empereur Napoléon, à la bonne heure! mais il est bien permis, à la rigueur, de changer le nom, tout gracieux qu'il soit, de la souveraine de Manheim. D'ailleurs Shakspeare l'a dit:
What's in a name? that wich we call a rose
By any other name would smell as sweet!
«Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose n'exhalerait pas, sous un autre nom, de moins doux parfums.»
En tous cas, je demande humblement pardon à S. A., et, si elle me l'accorde, comme j'espère, je me moquerai bien de vos moqueries.
En quittant Weimar, la ville musicale que je pouvais le plus aisément visiter était Leipzig. J'hésitais pourtant à m'y présenter, malgré la dictature dont y était investi Félix Mendelssohn, et les relations amicales qui nous lièrent ensemble, à Rome, en 1831. Nous avons suivi dans l'art, depuis cette époque, deux lignes si divergentes, que je craignais, j'en conviens, de ne pas trouver en lui de bien vives sympathies. Chélard, qui le connaît, me fit rougir de mon doute, et je lui écrivis. Sa réponse ne se fit pas attendre; la voici:
«Mon cher Berlioz, je vous remercie bien de cœur de votre bonne lettre et de ce que vous avez encore conservé le souvenir de notre amitié romaine! Moi, je ne l'oublierai de ma vie, et je me réjouis de pouvoir vous le dire bientôt de vive voix. Tout ce que je puis faire pour rendre votre séjour à Leipzig heureux et agréable, je le ferai comme un plaisir et comme un devoir. Je crois pouvoir vous assurer que vous serez content de la ville, c'est-à-dire des musiciens et du public. Je n'ai pas voulu vous écrire sans avoir consulté plusieurs personnes qui connaissent Leipzig mieux que moi, et toutes m'ont confirmé dans l'opinion où je suis que vous y ferez un excellent concert. Les frais de l'orchestre, de la salle, des annonces, etc., sont de 110 écus: la recette peut s'élever de 6 à 800 écus. Vous devrez être ici et arrêter le programme et tout ce qui est nécessaire au moins dix jours d'avance. En outre, les directeurs de la Société des Concerts d'abonnement me chargent de vous demander si vous voulez faire exécuter un de vos ouvrages dans le concert qui sera donné le 22 février au bénéfice des pauvres de la ville. J'espère que vous accepterez leur proposition après le concert que vous aurez donné vous-même. Je vous engage donc à venir ici aussitôt que vous pourrez quitter Weimar. Je me réjouis de pouvoir vous serrer la main et vous dire: «Willkommen» en Allemagne. Ne riez pas de mon méchant français comme vous faisiez à Rome, mais continuez d'être mon bon ami, comme vous l'étiez alors et comme je serai toujours votre dévoué.
Pouvais-je résister à une invitation conçue en pareils termes?.. Je partis donc pour Leipzig, non sans regretter Weimar et les nouveaux amis que j'y laissais. Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome d'une façon assez bizarre. A notre première entrevue, il me parla de ma cantate de Sardanapale, couronnée à l'Institut de Paris, et dont mon co-lauréat Montfort lui avait fait entendre quelques parties. Lui ayant manifesté moi-même une véritable aversion pour le premier allegro de cette cantate: «A la bonne heure, s'écria-t-il plein de joie, je vous fais mon compliment… sur votre goût! j'avais peur que vous ne fussiez content de cet allegro; franchement il est bien misérable?» Nous faillîmes nous quereller le lendemain parce que j'avais parlé avec enthousiasme de Gluck, et qu'il me répondit d'un ton railleur et surpris: «Ah! vous aimez Gluck!» ce qui semblait dire: «Comment un musicien tel que vous me paraissez être a-t-il assez d'élévation dans les idées, un assez vif sentiment de la grandeur du style et de la vérité d'expression, pour aimer Gluck!» J'eus bientôt l'occasion de me venger de cette petite incartade. J'avais apporté de Paris l'air d'Asteria dans l'opéra italien Telemaco; morceau admirable, mais peu connu! J'en plaçai sur le piano de Montfort un exemplaire manuscrit sans nom d'auteur, un jour où nous attendions la visite de Mendelssohn. Il vint; en apercevant cette musique qu'il prit pour un fragment de quelque opéra italien moderne, il se mit en devoir de l'exécuter, et, aux quatre dernières mesures, à ces mots: «O giorno! o dolce sguardi! o rimembranza! o amor!» dont l'accent musical est vraiment sublime, comme il les parodiait d'une façon grotesque en contrefaisant Rubini, je l'arrêtai, et d'un air confondu d'étonnement:
– Ah! vous n'aimez pas Gluck! lui dis-je.
– Comment! Gluck!
– Hélas! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini, ainsi que vous le pensiez. Vous voyez que je suis de votre opinion… plus que vous-même!
Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter ironiquement «votre petit élève!» Enfin, c'était un vrai porc-épic, dès qu'on parlait de musique; on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser.