– Carus, me dit-il, vous mettez à mon nom un l de trop.
Je pensai aussitôt: Patientibus carus, sed clarus inter doctos, et n'osai l'écrire…7 Il y a des instants où je suis d'une rare stupidité.
Un compositeur-virtuose tel que vous, mon cher Heller, s'intéresse vivement à tout ce qui se rattache à son art; je trouve donc fort naturel que vous m'ayez adressé tant de questions au sujet des richesses musicales de Leipzig; je répondrai laconiquement à quelques-unes. Vous me demandez si la grande pianiste Madame Clara Schuman a quelque rivale en Allemagne qu'on puisse décemment lui opposer.
– Je ne crois pas.
Vous me priez de vous dire si le sentiment musical des grosses têtes de Leipzig est bon, ou tout au moins porté vers ce que vous et moi nous appelons le beau?
– Je ne veux pas.
S'il est vrai que l'acte de foi de tout ce qui prétend aimer l'art élevé et sérieux soit celui-ci: «Il n'y a pas d'autre Dieu que Bach, et Mendelssohn est son prophète?»
– Je ne dois pas.
Si le théâtre est bien composé, et si le public a grand tort de s'amuser aux petits opéras de Lortzing qu'on y représente souvent?
– Je ne puis pas.
Si j'ai lu ou entendu quelques-unes de ces anciennes messes à cinq voix, avec basse continue, qu'on prise si fort à Leipzig?
– Je ne sais pas.
Adieu, continuez à écrire de beaux caprices comme vos deux derniers, et que Dieu vous garde des fugues à quatre sujets sur un choral.
V
A ERNST
Vous m'aviez bien recommandé, mon cher Ernst, de ne pas m'arrêter dans les petites villes en parcourant l'Allemagne, m'assurant que les capitales seulement m'offriraient les moyens d'exécution nécessaires à mes concerts. D'autres que vous encore, et quelques critiques allemands, m'avaient parlé dans le même sens, et m'ont reproché plus tard de n'avoir pas suivi leur avis, et de n'être pas allé d'abord à Berlin ou à Vienne. Mais vous savez qu'il est toujours plus aisé de donner de bons conseils que de les suivre; et, si je ne me suis pas conformé au plan de voyage qui paraissait à tout le monde le plus raisonnable, c'est que je n'ai pas pu. D'abord, je n'étais pas le maître de choisir le moment de mon voyage. Après avoir fait à Francfort une visite inutile, comme je l'ai dit, je ne pouvais pas revenir sottement à Paris. J'aurais voulu partir pour Munich, mais une lettre de Beerman, m'annonçait que mes concerts ne pouvaient avoir lieu dans cette capitale qu'un mois plus tard, et Meyerbeer, de son côté, m'écrivait que la reprise de plusieurs importants ouvrages allait occuper le théâtre de Berlin assez longtemps pour rendre ma présence en Prusse inutile à cette époque. Je ne devais pourtant pas rester oisif si longtemps; alors, plein du désir de connaître ce que possède d'institutions musicales votre harmonieuse patrie, je formai le projet de tout voir, de tout entendre et de réduire beaucoup mes prétentions chorales et orchestrales, afin de pouvoir aussi me faire entendre presque partout. Je savais bien que dans les villes de second ordre je ne pourrais trouver le luxe musical exigé par la forme et par le style de quelques-unes de mes partitions; mais je réservais celles-là pour la fin du voyage, elles devaient former le forte du crescendo; et je pensais qu'à tout prendre, cette marche lentement progressive ne manquait ni de prudence ni d'un certain intérêt. En tout cas, je n'ai pas eu à me repentir de l'avoir suivie.
Maintenant parlons de Dresde.
J'y étais engagé pour deux concerts, et j'allais trouver là orchestre, chœur, musique d'harmonie, et de plus un célèbre ténor; depuis mon entrée en Allemagne je n'avais point encore vu réunies des richesses pareilles. Je devais en outre rencontrer à Dresde un ami chaud, dévoué, énergique, enthousiaste, Charles Lipinski, que j'avais autrefois connu à Paris. Il m'est impossible de vous dire, mon cher Ernst, quelle ardeur cet admirable et excellent homme mit à me seconder. Sa position de premier maître de concert, et l'estime générale dont jouissent en outre sa personne et son talent, lui donnent une grande autorité sur les artistes de la chapelle, et certes il ne se fit pas faute d'en user. Comme j'avais une promesse de l'intendant, M. le baron de Lütichau, pour deux soirées, le théâtre tout entier était à ma disposition, et il ne s'agissait plus que de veiller à l'excellence de l'exécution. Celle que nous obtînmes fut splendide, et pourtant le programme était formidable; il contenait: l'ouverture du Roi Lear, la Symphonie fantastique, l'Offertoire, le Sanctus et le Quærens me de mon Requiem, les deux dernières parties de ma Symphonie funèbre, écrite, vous le savez, pour deux orchestres et chœur, et quelques morceaux de chant. Je n'avais pas de traduction du chœur de la symphonie, mais le régisseur du théâtre, M. Winkler, homme à la fois spirituel et savant, eut l'extrême obligeance d'improviser, pour ainsi dire, les vers allemands dont nous avions besoin, et les études du final purent commencer. Quant aux solos de chants, ils étaient en langues latine, allemande et française. Titchachek, le ténor dont je parlais tout à l'heure, possède une voix pure et touchante, qui, échauffée par l'action dramatique, devient en scène d'une rare énergie. Son style de chant est simple et de bon goût, il est musicien et lecteur consommé. Il se chargea, de prime abord, du solo de ténor dans le Sanctus, sans même demander à le voir, sans réticences, sans grimaces, sans faire le Dieu; il aurait pu, comme tant d'autres en pareil cas, accepter le Sanctus en m'imposant pour son succès particulier quelque cavatine à lui connue; il ne le fit pas; à la bonne heure, voilà qui est tout à fait bien!
Mademoiselle Recio, qui se trouvait alors à Dresde, consentit très-gracieusement aussi à chanter deux romances avec orchestre, et le public l'en récompensa dignement.
Mais la cavatine de Benvenuto qu'il me prit fantaisie d'ajouter au programme, me donna plus de peine à elle seule que tout le reste du concert. On n'avait pu la proposer à la prima dona, Madame Devrient, le tissu mélodique du morceau étant trop haut et les vocalises trop légères pour elle; Mademoiselle Wiest, la seconde chanteuse, à qui Lipinski l'avait offerte, trouvait la traduction allemande mauvaise, l'andante trop haut et trop long, l'allegro trop bas et trop court, elle demandait des coupures, des changements, elle était enrhumée, etc., etc.; vous savez par cœur la comédie de la cantatrice qui ne peut ni ne veut. Enfin, Madame Schubert, femme de l'excellent maître de concert et habile violoniste que vous connaissez, vint me tirer d'embarras en acceptant, non sans terreur, cette malheureuse cavatine dont sa modestie lui exagérait les difficultés. Elle y fut très applaudie. En vérité, il semble qu'il soit plus difficile quelquefois de faire chanter Fleuve du Tage, que de monter la symphonie en ut mineur.
Lipinski avait tellement excité les amours-propres des musiciens, que leur désir de bien faire et leur ambition de faire mieux surtout que ceux de Leipzig (il y a une sourde rivalité musicale entre les deux villes) nous fit énormément travailler. Quatre longues répétitions parurent à peine suffisantes, et la chapelle en eût elle-même volontiers demandé une cinquième si le temps ne nous eût manqué. Aussi l'exécution s'en ressentit; elle fut excellente. Les chœurs seuls m'avaient effrayé à la répétition générale; mais deux leçons qu'ils reçurent encore avant le concert leur firent acquérir l'assurance qui leur manquait, et les fragments du Requiem furent aussi bien rendus que tout le reste. La symphonie funèbre produisit le même effet qu'à Paris. Le lendemain matin les musiciens militaires qui l'avaient exécutée vinrent pleins de joie me donner une aubade qui m'arracha de mon lit, dont j'avais pourtant grand besoin, et m'obligea, souffrant comme j'étais d'une névralgie à la tête et de mon éternel mal de gorge, d'aller vider avec eux une petite cuve de punch.
C'est à ce concert de Dresde que j'ai vu pour la première fois se manifester la prédilection du public allemand pour mon Requiem;