La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Marie Catherine d'Aulnoy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
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mais qu'elle avait appréhendé de me déplaire; qu'il ne lui était pas nouveau de voir des dames françaises, et que, s'il lui était permis, elle aimerait fort à prendre leurs modes. Elle fit apporter du chocolat, dont elle me présenta, et l'on ne peut disconvenir qu'on ne le fasse ici meilleur qu'en France. La comédie étant finie, je pris congé d'elle après l'avoir remerciée de toutes ses honnêtetés.

      «Le lendemain, comme j'entrais dans l'église pour entendre la messe, je vis un ermite qui avait l'air d'un homme de qualité et qui me demanda l'aumône si humblement, que j'en fus surprise. Don Fernand, l'ayant remarqué, s'approcha de moi et me dit: «La personne que vous regardez, Madame, est d'une illustre maison et d'un grand mérite; mais sa destinée a été bien malheureuse. – Vous me faites naître, lui dis-je, une forte curiosité d'en savoir davantage, voudrez-vous bien la satisfaire? – Je voudrai toujours ce qui dépendra de moi pour vous plaire, me dit-il; mais je ne suis pas assez bien informé de ses aventures pour entreprendre de vous les raconter, et je crois qu'il vaut mieux que je l'engage de vous en faire le récit lui-même.» Il me quitta et s'en fut aussitôt l'embrasser, comme l'on s'embrasse quand on se connaît. Don Frédéric de Cardonne et Don Estève de Carvajal l'avaient déjà abordé, parce qu'ils le connaissaient, et lorsque Don Fernand les eut joints, ils le prièrent tous très-instamment de venir avec eux quand on aurait dit la messe. Il s'en défendit un peu; mais lui ayant dit que j'étais étrangère et qu'ils le conjuraient que je puisse apprendre de lui-même ce qui l'avait obligé de se faire ermite, il y consentit enfin, à condition que je lui permettrais d'amener un de ses amis qui était parfaitement bien informé de tout ce qui le regardait. – «Rendons-nous justice, continua-t-il, et jugez si je pourrais raconter de telles particularités avec l'habit que je porte.» Ils trouvèrent qu'il avait raison, et le prièrent de vouloir amener son ami; c'est ce qu'il fit peu après que je fus revenue chez moi. Il me présenta un cavalier très-bien fait; et prenant congé de nous fort civilement, il lui dit qu'il lui serait obligé de satisfaire la curiosité que Don Fernand de Tolède m'avait donnée, de connaître la source de ses malheurs; ce gentilhomme prit place auprès de moi et commença en ces termes:

      «Je me trouve fort heureux, Madame, que mon ami m'ait choisi pour satisfaire l'envie que vous avez de savoir ses aventures; mais j'appréhende de ne pas m'en acquitter aussi bien que je le voudrais. Celui dont vous voulez apprendre l'histoire a été un des hommes du monde le mieux faits; il serait difficile d'en bien juger, à présent qu'il est comme enseveli dans son habit d'ermite. Il avait la tête belle, l'air grand, la taille aisée, toutes les manières d'un homme de qualité; avec cela, un esprit charmant, beaucoup de bravoure et de libéralité. Il est né à Cagliari, capitale de l'île de Sardaigne, d'une des plus illustres et des plus riches maisons de tout ce pays.

      »On l'éleva avec un de ses cousins germains, et la sympathie qui se trouva dans leur humeur et dans leurs inclinations fut si grande, qu'ils étaient bien plus étroitement unis par l'amitié que par le sang: ils n'avaient rien de secret l'un pour l'autre, et lorsque le marquis de Barbaran fut marié (c'est le nom de son cousin), leur tendresse continua de la même force.

      »Il épousa la plus belle personne du monde et la plus accomplie: elle n'avait que quatorze ans, elle était héritière d'une très-grande maison; le marquis découvrait tous les jours de nouveaux charmes dans l'esprit et dans la personne de sa femme, qui augmentaient aussi tous les jours sa passion. Il parlait sans cesse de son bonheur à Don Louis de Barbaran; c'est le nom, Madame, de mon ami, et lorsque quelques affaires obligeaient le marquis de s'éloigner, il le conjurait de rester auprès de la marquise et de la consoler de son absence. Mais, ô Dieu! qu'il est malaisé, quand on est dans un âge incapable de réflexions sérieuses, de voir sans cesse une personne si belle, si jeune et si aimable, et de la voir avec indifférence. Don Louis aimait déjà éperdument la marquise et croyait encore ne l'aimer qu'à cause de son mari. Pendant qu'il était dans cette erreur, elle tomba dangereusement malade: il en eut des inquiétudes si violentes, qu'il connut alors, mais trop tard, qu'elles étaient causées par une passion qui devait faire tous les malheurs de sa vie. Se trouvant dans cet état et n'y pouvant plus résister, il se fit la dernière violence, et se résolut enfin de fuir et de s'éloigner d'un lieu où il risquait de mourir d'amour ou de trahir les devoirs de l'amitié. La plus cruelle mort lui aurait semblé plus douce que l'exécution de ce dessein; cependant, lorsque la marquise commença de se porter mieux, il fut chez elle pour lui dire adieu et ne la plus voir.

      »Elle était occupée à choisir, parmi plusieurs pierreries de grand prix, celles qui étaient les plus belles, dont elle voulait ordonner un nouvel assortiment. Don Louis était à peine entré dans sa chambre, qu'elle le pria, avec cet air de familiarité que l'on a pour ses proches, de lui aller quérir d'autres pierreries qu'elle avait encore dans son cabinet. Il y courut, et par un bonheur auquel il ne s'attendait point, il trouva, parmi ce qu'il cherchait, le portrait de la marquise fait en émail, entouré de diamants et rattaché d'un cordon de ses cheveux; il était si ressemblant, qu'il n'eut pas la force de résister au désir pressant qu'il eut d'en faire un larcin. «Je vais la quitter, disait-il, je ne la verrai plus, je sacrifie tout mon repos à son mari. Hélas! n'en est-ce point assez, et ne puis-je point sans crime chercher dans mes peines une consolation aussi innocente que celle-ci.» Il baisa plusieurs fois ce portrait; il le mit à son bras, il le cacha avec soin, et, retournant vers elle avec ses pierreries, il lui dit en tremblant la résolution qu'il avait prise de voyager. Elle en parut étonnée; elle en changea de couleur. Il la regardait en ce moment; il eut le plaisir de s'en apercevoir, et leurs yeux d'intelligence en disaient plus que leurs paroles. – Hé! qui peut vous obliger, Don Louis, lui disait-elle, de nous quitter? Votre cousin vous aime si tendrement; je vous estime; nous sommes ravis de vous voir; il ne pourra vivre sans vous. N'avez-vous pas déjà voyagé? Vous avez sans doute quelque autre raison pour vous éloigner; mais au moins ne me le cachez pas. Don Louis, pénétré de douleur, ne put s'empêcher de pousser un profond soupir, et prenant une des belles mains de cette charmante personne, sur laquelle il attacha sa bouche: «Ah! Madame, que me demandez-vous, lui dit-il; que voulez-vous que je vous dise et que puis-je en effet vous dire dans l'état où je suis?» La violence qu'il se faisait pour cacher ses sentiments lui causa une si grande faiblesse, qu'il tomba demi-mort à ses pieds. Elle resta troublée et confuse à cette vue; elle l'obligea de s'asseoir auprès d'elle; elle n'osait lever les yeux sur lui, mais elle lui laissait voir des larmes qu'elle ne pouvait s'empêcher de répandre ni se résoudre de lui cacher.

      »A peine étaient-ils remis de cette première émotion où le cœur n'écoute que ses mouvements, lorsque le marquis entra dans la chambre. Il vint embrasser Don Louis avec tous les témoignages d'une parfaite amitié; il fut inconsolable quand il apprit qu'il partait pour Naples. Il n'omit rien pour l'en dissuader; il lui montra inutilement toute sa douleur, il ne s'y rendit point; il prit congé de la marquise sur-le-champ et ne la revit plus. Le marquis sortit avec lui, il ne le quitta point jusqu'au moment de son départ. C'était une augmentation de peine pour Don Louis, il aurait bien voulu rester seul pour avoir une entière liberté de s'affliger.

      »La marquise fut sensiblement touchée de cette séparation; elle s'était aperçue qu'il l'aimait avant qu'il l'eût bien connu lui-même, et elle lui trouvait un mérite si distingué, qu'à son tour elle l'avait aimé sans le savoir; mais elle ne le sut que trop après son départ. Comme elle sortait d'une grande maladie dont elle n'était pas encore bien remise, ce surcroît de chagrin la fit tomber dans une langueur qui la rendit bientôt méconnaissable; son devoir, sa raison, sa vertu la persécutaient également; elle sentait avec une extrême reconnaissance les bontés de son mari, et elle ne pouvait souffrir qu'avec beaucoup de douleur qu'un autre que lui occupât ses pensées et remplît sa tendresse; elle n'osait plus prononcer le nom de Don Louis; elle ne s'informait jamais de ses nouvelles; elle s'était fait un devoir indispensable de l'oublier. Cette attention qu'elle avait sur elle-même lui faisait souffrir un continuel martyre; elle en fit la confidence à une de ses filles qu'elle aimait chèrement. – Ne suis-je pas bien malheureuse, lui dit-elle? il faut que je souhaite de ne jamais revoir un homme pour lequel je ne suis plus en état d'avoir de l'indifférence; son idée m'est toujours présente; trop ingénieux à me nuire, je crois même le voir en la personne de mon époux; la ressemblance qui est entre eux ne sert qu'à entretenir ma tendresse. Ah! Marianne, il faut que je meure pour expier ce crime, bien qu'il soit involontaire;