Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais que voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude; mais dessous, mon cher baron, il y a un cœur pur et droit dont l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des rires et des moqueries?..
Mais cependant… et l'Apparent?
Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi21, mon cher baron?
Mais, que voulez-vous que je vous dise? – Je n'y suis pour rien, après tout, dans ceci, et vous comprenez que…
C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution… Mais laissons cela, et au revoir.
Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. M. de Talleyrand connaissait trop bien la valeur d'un homme comme Thibaudeau pour le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, avec un tel personnage, être pour ou bien ouvertement contre lui.
Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et accusés de royalisme. Barras était le plus véhément dans son attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.
Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie? voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M. de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on était d'accord ici à Paris avec le général Bonaparte en Italie, et qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire l'affaire. Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur M. de Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes à lui, ici, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il le moyen qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié dans un complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et par là lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? Tout cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je le répète, on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui deviennent de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un homme comme Augereau, républicain enfoncé dans la matière, pénétré du sujet, étant de ceux-là qui avaient pour devise la République, la liberté ou la mort, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire et pointer le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait choisie et qu'il proclamait en même temps pour patronne.
Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de Talleyrand22 avait probablement demandé au général Bonaparte un sujet de cette trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât bien haut: Vive la République! à bas les rois!– Et voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort…
Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort, en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz, si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le 15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin Constant dit tout haut dans son salon:
– Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est maintenant impossible… Et le Directoire s'est trop avancé pour reculer… Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?.. Celles de l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V… Il faut donc en finir…
Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale23 qui devait prononcer sur le message du Directoire24. C'était un homme d'un trop noble caractère pour espérer de le séduire; mais on pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus que madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette œuvre si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par madame de Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces troubles; cependant il ne put enfin s'y refuser, et il y alla. Le sujet apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce n'était qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à Thibaudeau qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant. Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne peut vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; mais il ajoute aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière le rideau tiré pour cacher l'action qui se préparait. Les acteurs n'étaient pas encore prêts.
Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette, étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau. Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta sa répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde du Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il jouait son jeu en agissant ainsi.
Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts…
– Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer entre nous…
Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et dogmatique, et la scène changea…
– Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne vous ralliez pas au Directoire?
Mais pour me rallier à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des voies constitutionnelles.
Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route opposante au Gouvernement?
Vous qui avez fait un si bel ouvrage25 sur la nécessité de se rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route constitutionnelle?