Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus fortes que vous dans le camp ennemi.
Lequel?
Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?
Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.
Je ne le crois pas.
Cela est positif.
Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas changer d'avis… car… je ne crois pas que le Directoire veuille véritablement accueillir les constitutionnels.
Écoutez, je sais avec certitude que le Conseil des Anciens veut se transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir le prétendant sur le trône.
Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis, avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine; ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez donner la majorité, donnez-la au Directoire.
Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils; mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en 93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État, n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils… Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté. Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois, elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République26.
Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de Paris, que ferez-vous?
Je suivrai la majorité.
Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?
Je me réunirai aux députés fidèles.
Ils ne vous recevront plus.
Je saurai mourir.
Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau, qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à dîner à Thibaudeau, à Jean Debry27 et à Riouffe. Thibaudeau, espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.
– Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!.. celui-là!..
Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne disait pas.
Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de leur mission.
– Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un jour de cette semaine.
Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en brèche par les autres.
Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.
Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution par la demande formelle de cette réunion.
Mais je ne suis pas seul.
Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.
Vraiment, je le crois bien! (Tirant un grand papier de sa poche). Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé28… Sur douze, il a entraîné la majorité onze fois.
M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.
Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est telle qu'elle nous l'a dit.
Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop flagrante!.. Je ne le sais que trop, vous dis-je!
Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!.. Étrange aveuglement!..
Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est sur lesquels nous ne nous entendons plus.
L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de salut pour la République.
Qui parle de la violer?
Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix pour nous le dire… Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète après lui: Intégralité de la constitution.
Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la constitution. Nous sommes donc d'accord.
Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et qui nous la donnera?
Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du présent…
Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.
Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le dernier message29 du