Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Abrantès Laure Junot duchesse d'
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/44676
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de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait celui du citoyen président, l'huissier de la Chambre vint prendre la canne de M. de Talleyrand… Cette canne ou cette béquille était trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; l'évêque la retint comme il l'aurait fait de sa crosse: mais l'huissier avait des ordres.

      – Je ne puis laisser cette canne au citoyen, dit-il.

      Monsieur de Talleyrand l'abandonna…

      – Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau gouvernement a terriblement peur des coups de bâton…

      Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas quelqu'un.

      Madame de Staël l'aimait fort déjà ou encore à cette époque, je ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait pourtant trouver un grand mécompte dans cette positivité toute sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison sur TOUT. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, et lui communiquait sa chaleur momentanément… Madame de Staël allait donc fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand était un des habitués du salon de madame de Staël.

      M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait un Picaro, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au Directoire. C'était bien permis; et, en vérité, l'ambition n'était pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement monstrueux, n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui est si nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention11.

      À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères, il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait l'hôtel de Noailles12, ni de Clichy; c'était, si l'on peut se servir de ce mot, un dédoublement des constitutionnels… Ce parti était puritain dans ses principes, et affectait une régularité extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, où surtout il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.

      Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray, Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc… Sans doute il y avait des intrigants dans ce parti comme dans tout autre… mais il y en avait moins… Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.

      Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis que je viens de nommer… Celui qui les soutenait était le parti du Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty, Chazal, Chénier surtout, etc… Ce parti n'était pas le plus fort en grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui les armées et le Directoire.

      Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort aussi au milieu de cette anarchie… il se réunissait à Clichy; le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion fixait également l'attention publique, et surtout celle des contre-révolutionnaires.

      Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut renommer un directeur… Ses prétentions se réveillèrent… mais il ne fallait pas songer à prendre cette place… Trop de prétentions l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire. M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On connaît son accent habituellement furieux… il s'élança à la tribune et s'écria:

      – Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de droit.

      Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un redoublement colère:

      – Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans la fange de 1793!..

      Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri Larivière…

      Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait personne; il fut nommé, mais aussi fructidorisé peu de temps après.

      M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que plus tôt fructidorisé. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne pouvait rien résoudre… Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.

      Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en chignon flottant sur ses épaules…

      – Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.

      – Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas aussi beau que la tournure le promet.

      Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement élégant.

      J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient des hommes à la mode mauvais sujets. On doit penser qu'ils voulurent savoir le nom de la belle blonde… Cela fut aisé.

      Elle s'appelait madame Grandt.

      – Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand… Et comme il était occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il s'ennuyait, il pensait à la belle blonde…

      Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde, et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher… Soit que la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner son cœur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et conclu13

      Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand de sa vengeance; mais elle était bonne et ne sut jamais se venger… elle ne savait même pas punir une offense…

      Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se satisfaire après un jeûne aussi long… Les Conseils devinrent des arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le 30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale. Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les commissions et le Directoire… Aux premières paroles qu'il prononça, il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens se portèrent sur lui à la tribune… Les partisans du Directoire y coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député, fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas venir à bout de cinq cents hommes!

      Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais le plus grand


<p>11</p>

Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer l'estime dans laquelle on le tenait.

Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.

Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne savait pas lire, dit à son mari:

«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!.. Reste ici et ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les manteaux rouges s'arranger entre eux.

Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.

<p>12</p>

C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe plus aujourd'hui, et qu'on nommait rue de l'Orangerie, au grand hôtel de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les républicains les plus chauds allaient là.

<p>13</p>

On sait que ce fut en allant demander la protection de M. de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.