Histoire des salons de Paris. Tome 3. Abrantès Laure Junot duchesse d'. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Abrantès Laure Junot duchesse d'
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/42663
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même avec les deuils les plus profonds. Cela est heureux, dira-t-on vulgairement: peut-être. Je ne crois pas que le bonheur consiste à oublier. – Il est des peines dont il faut même que le souvenir demeure comme leçon, ou même comme point de ressemblance. – En quoi que ce soit en ce monde, tout est préférable à l'oubli… L'oubli est une mort morale de l'âme et du cœur… L'oubli annonce l'absence de toute affection douce… Celui qui oublie, enfin, est un être à part dans la création, car, s'il n'a pas de souvenirs, il n'a pas d'espérances, il n'a pas de craintes; et toute la vie pourtant ne se compose que de ces continuelles péripéties. C'est par elles que notre existence est animée; c'est par elles enfin que nous sortons de l'apathie et du néant, et que nous vivons.

      Ce fut surtout au moment où la France échappa à ce massacre général dont quelques monstres l'avaient menacée, que cet oubli de toutes choses dont j'ai parlé fut frappant; à peine respirait-on! à peine était-on rassuré sur sa vie et celle des siens, qu'oubliant l'état dans lequel était encore Paris après 1794, les femmes et les hommes de tous les âges et de toutes les conditions, fatigués de larmes et de souffrances, ennuyés d'une aussi longue privation de tous plaisirs, firent un appel à toutes les joies, à tous les plaisirs. Mais un obstacle renaissait sans cesse pour s'opposer à ces joyeux desseins; on voulait rire, mais on n'osait pas; on oubliait le danger passé parce qu'il rappelait à beaucoup de gens qu'ils devraient être encore en deuil, mais on voulait bien se le rappeler pour laisser éveiller une crainte personnelle. Aucune personne de la société ayant un nom, une fortune, une position, ne voulait recevoir ni ouvrir sa maison; il y avait un reste de terreur qui parfois se soulevait encore et faisait trembler les faibles… Ah! c'est qu'on avait été si malheureux, qu'il était bien permis de craindre!.. Si je me plains, c'est qu'on ne craignait pas assez.

      Il en est de la patrie comme de la famille dans beaucoup de circonstances; on est solidaire pour plusieurs choses, et sur ces choses on se tait; mais il en est d'autres tellement connues qu'il vaut mieux les expliquer que de les tenir sous le silence. De ce nombre est la légèreté qu'on nous a reprochée après 1793. Sans doute elle fut coupable, toutefois sa source ne fut pas dans un sentiment cruel. Nous sommes bons, et cette qualité est une de celles dont nous pouvons être fiers. Mais nous sommes légers; nous le sommes au point de rire de notre supplice à nous-même; et lorsque M. de Champcenetz disait au Tribunal révolutionnaire, en écoutant sa condamnation: Je demande si c'est ici comme à la garde nationale… et si l'on peut se faire remplacer pour vingt-quatre heures seulement? le mot eût été atroce dit sur un autre; mais pour celui qui allait mourir, il est rempli de courage, car il annonce de la présence d'esprit.

      Non, c'est une injustice d'attribuer à un mauvais sentiment cette extrême légèreté dont nous fîmes une si éclatante démonstration en 95. Elle n'en est pas moins blâmable; mais l'origine n'a rien de ce qui, surtout dans des femmes, est toujours révoltant et repoussant même… la cruauté. – Nous sommes légers. Nous sommes comme le peuple du Pirée. Nous avons besoin d'un changement de situation, et, lorsque cette situation est passée, il nous faut en quoi que ce soit plaisanter sur elle.

      Cela ne m'empêche pas d'être fière de ma nation. Nous n'avons rien de caché, au moins. On peut nous juger sur nos actions; et lorsqu'on aura dit que nous sommes légers, on aura dit à peu près tout le mal qu'on peut dire de nous.

      Lorsqu'il fut reconnu qu'il n'y aurait pas encore de longtemps de maisons particulières où l'on recevrait, alors les jeunes gens les plus à la mode parmi les incroyables, les femmes les plus élégantes parmi les merveilleuses, décidèrent qu'on danserait dans des bals publics, où toute la bonne compagnie allant en masse, elle ne serait pas exposée à rencontrer des personnes étrangères à elle. La chose arrêtée, on choisit un local; le premier fut l'hôtel de Richelieu, au bout de la rue Louis-le-Grand: on l'appela par cette raison le bal Richelieu. Plus tard, on prit l'hôtel de Thélusson26, rue de Provence, et le bal reçut également le nom de bal Thélusson.

      Mais ce fut le premier qui reçut une seconde dénomination bien étrange! on l'appela le bal des Victimes!… et voici l'origine de ce nom.

      Au moment où la France en deuil se voyait décimer chaque jour, la plupart des femmes en prison, voulant sauver le trésor de leur chevelure pour le léguer à ceux qu'elles aimaient, avaient pris le parti de les couper elles-mêmes… avant même que le bourreau n'y eût un droit… Lorsqu'elles sortirent de prison ensuite, ces jeunes femmes, elles se trouvèrent avec des cheveux courts, et la première d'elles toutes était madame Tallien. Comme elle était parfaitement belle, et que cette coiffure lui allait bien, elle la garda. Mais ce fut autre chose avec des femmes qui n'avaient pour elles que des cheveux coupés…

      On trouva un moyen terme: ce fut d'en faire une mode générale. On appela cela galamment une coiffure à la victime!… mais où ce mot devint choquant, ce fut au bal de Richelieu.

      Deux mères que je ne nommerai pas, car elles existent toutes deux, avaient leurs deux enfants avec elles à ce bal; l'une était une fille, l'autre un fils: la fille avait treize ans, et le garçon de quinze à seize. Ces deux dames se rencontrèrent au bal de Richelieu pour la première fois depuis la Révolution; la dernière fois qu'elles s'étaient vues, c'était aux Tuileries, en 1791. L'une de ces dames avait émigré: son mari n'avait pas voulu la suivre, et le malheureux avait payé son obstination de sa tête. C'était le père du jeune homme. Celui de la jeune fille était mort à Quiberon.

      L'orchestre venait de jouer les premières mesures d'une contredanse, lorsque la jeune fille, qu'on appelait Adèle, fut engagée par un jeune homme inconnu. Avant de répondre, elle tourna les yeux vers sa mère pour lui en demander la permission; mais au lieu de répondre par une acceptation, la mère de la jeune fille dit au jeune homme: – Je suis bien fâchée, monsieur, ma fille est engagée.

      Le jeune homme se retira avec regret, car la jeune fille était alors fort jolie.

      – Mais, maman, dit-elle à sa mère, pourquoi avoir répondu que j'étais engagée? je ne le suis point du tout.

      – Je le sais bien, ma fille; un peu de patience.

      Et, se penchant alors vers son ancienne amie de l'Œil-de-Bœuf…

      – Ernest est-il engagé? lui demanda-t-elle.

      – Non…; pourquoi?.. je crois qu'il n'aime pas beaucoup la danse…

      – Croyez-vous qu'il voudra bien danser avec ma fille?

      – Vraiment, reprit l'amie, je le crois bien… Ernest… engagez mademoiselle de ***.

      Monsieur Ernest ne se le fit pas répéter deux fois; et, saisissant la main de mademoiselle de ***, il l'entraîna dans la contredanse, où précisément il manquait un couple.

      – Ne voyez-vous pas pourquoi j'ai fait danser ces deux jeunes gens ensemble? demanda madame de *** à l'amie de l'Œil-de-Bœuf.

      – Non…; pourquoi cela? parce qu'ils sont tous deux très-gentils peut-être?

      – Ce n'est pas cela: c'est que leurs pères sont morts tous deux pour le Roi; et je trouve que jamais une jeune fille orpheline du fait de ces cannibales ne devrait danser qu'avec le fils d'un martyr comme son père.

      – Ah! que c'est merveilleusement trouvé! s'écria l'amie…; c'est une idée qu'il faut faire courir… Hélas! nous ne sommes que trop ici ayant perdu des parents aussi tragiquement… Venez, prenez mon bras, nous allons prêcher votre invention.

      Le croira-t-on? à peine cette volonté si étrange fut-elle connue, que les malheureux enfants qui avaient des droits à cette affreuse distinction furent classés, et la contredanse qui suivit ne fut composée qu'ainsi que l'avait désiré madame de ***.

      Le bal suivant, la chose avait fait des progrès: elle avait été revue et corrigée, et elle était en exercice fort activement. Je l'ai vue. – J'ai vu danser la contredanse des Victimes, et cela, sans que les mères eussent un moment la pensée qu'elles faisaient une chose extraordinaire selon les lois du cœur et celles du monde: car ces femmes étaient bonnes; et l'une d'elles est même


<p>26</p>

Cet hôtel n'existe plus… il était en face de la rue Cerutti, aujourd'hui la rue Laffitte… Murat l'acheta lorsqu'il se maria, c'est-à-dire deux ans après… Il avait pour portail une immense arcade de mauvais goût.