Au moment où l'on allait commencer la lecture du portrait, on annonce:
M. le comte de Buffon, M. de Marmontel!..
Eh quoi! c'est vous!.. et si tard!..
Il n'est jamais tard pour venir à vous, car pour une si douce chose que celle de vous voir, on est toujours prêt!.. (Il s'incline très-bas devant les deux jeunes femmes.) Madame la princesse de Monaco, veut-elle bien recevoir mon hommage44?
(Il s'approche de madame de Lauzun, qu'il connaît davantage, et lui prend la main, qu'il baise, toujours en s'inclinant profondément.)
J'espère, Marmontel, que vous n'aurez pas permis au comte de faire une trop longue course à pied?
Traverser les Tuileries seulement, madame.
C'est encore beaucoup.
Lorsque les vieillards ne marchent pas, ils perdent l'usage de leurs jambes…
Mais n'en est-il pas de même de leurs facultés? Voyez Voltaire! s'il n'avait pas toujours écrit, il n'aurait pas produit aussi tard ni aussi bien.
Ah! aussi bien!
(M. de Buffon sourit sans parler.)
Mais…
Mon cher La Harpe, vous ne pouvez, avec toute votre amitié pour M. de Voltaire, lui reconnaître du talent dans ses derniers jours45.
Messieurs, messieurs, point de discussion sur le génie du grand homme46!
Et notre éloge?
Pas aujourd'hui…
Et moi, comme auteur, et comme maîtresse de maison, j'ordonne ici… et je veux que vous entendiez votre amie vous louer comme vous devez l'être.
Je suis prête!..
(Au moment où elle va commencer, une porte s'ouvre à côté de la cheminée; un homme sans chapeau et vêtu d'un habit noir sort par cette porte, suivi d'une jeune femme, dont la tournure est étrange et dont l'aspect présente celui de la force et de la santé. Cet homme était M. Necker, alors contrôleur-général de France, et la jeune personne était Germaine Necker, femme du baron de Staël, ambassadeur de Suède. À la vue du contrôleur-général, tout le monde se leva, et madame Necker s'avança vers son mari avec le respect qu'elle lui témoignait en toutes circonstances. M. Necker prit la main de sa femme et la lui serra avec tendresse. C'était un spectacle à la fois touchant et respectable que la vue de cet intérieur. Madame de Staël s'avança vers sa mère, qui l'accueillit froidement, quoiqu'elle l'aimât; mais leurs natures ne se ressemblaient pas assez.)
M. Necker avait à cette époque de sa vie quarante-cinq ans: sa taille était haute, sans être très-grande, mais il avait un art particulier de porter sa tête et d'ajouter à la hauteur de sa personne; son front, quoique élevé, avait une singulière particularité; il y avait de la femme47 en lui; ni angles, ni nœuds, ni de ces pattes d'oie48 qui vieillissent avant le temps les visages qui les ont; son œil était admirable; il y avait dans son regard une douceur infinie, et puis une activité d'âme tempérée par la sagesse, fruit de ses longues études et d'une connaissance intime du cœur humain, qui lui donnaient une gravité douce échappant aux calculs matériels de la terre, et n'étant pas étrangère à ce monde invisible dont nous faisons partie sans pouvoir le comprendre. Dans ce regard attentif, on trouvait, dit Lavater, la force de combinaison plus peut-être que la force créatrice… son teint était d'un jaune pâle, ainsi que tous les hommes qui travaillent beaucoup. Sa bouche avait une ligne surtout très-remarquable, aiguë, sans dureté, qui permettait aux lèvres de sourire avec grâce; c'était encore, comme sur son front et dans son regard, une beauté, ou plutôt un agrément de la femme qui existait dans sa conformation. Son menton était peut-être un peu long et replet, mais non pas comme le serait un menton d'homme éminemment gourmand. Il y avait en général dans tous ses traits une grande harmonie, et il ne pouvait se mouvoir sans se placer dans une attitude qui lui seyait.
Son nez n'avait aucune forme particulière: il n'était ni aquilin, ni grossièrement taillé, quoique fort, mais il était ce qu'il fallait pour rendre cette physionomie imposante par tout ce qu'elle exprimait en repos. Une qualité à lui particulière, c'était la grâce simple, chose si difficile à acquérir quand la nature ne vous l'a pas donnée, qu'il mettait à accueillir les étrangers qu'on lui présentait et les personnes qu'il connaissait et qu'il trouvait chez madame Necker en sortant de son travail. Il mettait à l'aise dans le salon où l'on était avec lui, et malgré ce qu'on a dit à Paris de la raideur de madame Necker, je tiens de plusieurs personnes dignes de foi qu'elle et lui faisaient à ravir les honneurs de chez eux. Quant à madame de Staël, elle était déjà à cette époque si bruyante et si démonstrative, qu'à côté d'elle une politesse ordinairement affable paraissait froide et sans couleur. Les jeunes personnes n'avaient alors rien de ce mouvement perpétuel qui l'agitait, et qui depuis s'est au reste fort calmé; mais nous avons pu juger de ce qu'il était lorsqu'elle avait quinze ans, et cela devait être étrange.
Lorsque M. Necker fut assis et que sa fille eut pris sa place à côté de lui, comme si elle eût cherché un appui, il se tourna vers la duchesse de Lauzun, qu'il connaissait mieux que la princesse de Monaco, et lui dit en souriant: – Est-ce qu'Émilie a reçu un portrait qu'on m'a fait voir, mais que je ne connais pas entièrement?
Nous en sommes là précisément, monsieur! Madame de Lauzun prétend qu'elle ne veut pas qu'on lise son éloge devant elle; moi je prétends qu'il y a de la vanité là-dedans.
Mais savez-vous que cela y ressemblerait un peu? Vous! vous! de la coquetterie!
J'avoue que cela m'émeut de penser qu'on s'occupera de moi exclusivement pendant tout un quart d'heure, et je suis sûre que madame de Monaco est comme moi.
C'est selon!.. mais allons, nous perdons un temps qui serait bien mieux employé.
(Elle se place dans le vrai jour, et commence à lire.)
«Pour connaître la nature humaine dans tout l'éclat dont elle est susceptible, et pour qu'elle nous inspire à la fois autant d'admiration que d'intérêt, il faut se représenter, sous les traits d'une jeune personne, l'union véritablement divine de la sagesse et de la beauté.
«Quand je considérais dans mon esprit l'accord touchant et sublime de ces deux perfections, quand je me blâmais ensuite de m'occuper trop exclusivement d'un prodige sans vraisemblance, je le vis se réaliser à mes yeux; je vis Émilie49.
«Qui connut cette femme charmante et ne ressentit aussitôt les douces émotions