Et il lui montrait un paysan qui travaillait aux vignes et n'avait que sa chemise.
– Mais il est jeune et je suis vieux, dit M. de Malesherbes avec une sorte d'expression, pour attendrir le méchant homme…
– Vieux!.. mais pas trop!.. Quel âge avez-vous ben?..
– Soixante ans, vienne la Saint-Jean, c'est-à-dire dans huit jours…
– Ah! ah! dit le paysan, fouettant toujours sa bête et trottant à côté du pauvre piéton qu'il éclaboussait de son mieux… – La patience de M. de Malesherbes est connue dans ces sortes d'aventures; mais celle-ci commençait à l'ennuyer, parce que le remède était aussi par trop près de lui. – Savez-vous si nous sommes encore loin du château, demanda-t-il au paysan?..
– Oh! monsieur… le voilà tout à l'heure! est-ce que vous y allez?..
M. de Malesherbes fit un signe affirmatif…
– Et moi aussi… j'y vais pour des affaires.
Il dit ce mot d'affaires avec un ronflement dans la voix qui annonçait le maître de plusieurs gros sacs d'écus!..
– Et quelles sont vos affaires?.. Peut-on vous le demander, si cela peut se dire?
– Oh! mon Dieu, oui!.. Je suis fermier de monseigneur, je tiens la ferme des Trois-Moulins… ici près… là tout au bord de l'eau… de beaux prés, ma foi… et si beaux qu'ils tentent tout le monde!.. J'ai un voisin, Mathurin le pêcheur, qui veut me prendre un de mes prés… J'ai plaidé… mais bah! il plaide aussi! et je ne sais pas comment il s'arrange, je suis toujours condamné à quelque chose;… ça n'est pas juste!.. Enfin, on m'a dit comme ça que monsieur le premier président venait aujourd'hui par ici, et j'ai attelé ma jument, et me v'là… Je demanderai à monseigneur de me recommander à lui, et si je n'ai pas tout-à-fait tort, il me donnera raison… Avec des protections, la justice marche toujours.
Monsieur de Malesherbes ne riait plus… – Pourquoi dites-vous cela? Avez-vous donc des juges dans ce canton qu'on fait marcher avec de l'argent?.. demanda-t-il au paysan d'une voix sévère.
Le paysan se mit à rire de ce rire malin et bête qui ne dit ni oui ni non. M. de Malesherbes répéta sa question.
– Je n'ai pas dit cela, dit le rustre pressé par son nouvel ami, mais je le crois…
Cependant la pluie redoublait de violence; le paysan regarda le vieillard, qui marchait avec peine dans le sentier couvert d'une terre glaise glissante;… il fit un faux pas… et faillit tomber… Le paysan se mit à rire…
– On voit ben que vous n'êtes pas habitué à marcher dans nos chemins… ça vous accoutumera…
Et il se mit encore à rire… En ce moment ils arrivaient au château… Le paysan entra au trot de sa jument dans la première cour, où il fut obligé de s'arrêter. M. de Malesherbes doubla le pas et gagna le château, où il fut reçu, comme vous pouvez le penser, avec la joie qu'il inspire toujours, mais sans étonnement, parce que ces aventures-là lui sont familières… Il dit son histoire avec le paysan et pria le duc de Praslin de le faire venir après le dîner pour qu'il parlât au premier président… En me racontant toutes ces scènes ce matin, ajouta M. Suard, je vous jure qu'il était plus amusant et plus extraordinaire que jamais dans les effets qu'il produit… Mais il s'est surpassé dans la description de l'étonnement du paysan en reconnaissant dans le premier président son voyageur qui glissait et se mouillait sur le chemin humide et crotté de Melun au château!.. Sa détresse, en regardant les éclaboussures qu'avait faites sa malice sur la redingote de bouracan, était bien comiquement rendue par M. de Malesherbes…
– Et je suis sûre, dit madame Necker, qu'il a promis à l'homme de lui faire rendre justice s'il y a lieu?
– Vous en êtes assurée… Quand on le connaît comme nous, on en est sûr d'avance.
– Eh bien! voilà la confirmation de ce que je disais tout à l'heure: un homme qui aura été malhonnête envers un vieillard, un méchant homme enfin, va être plus favorisé que ce Mathurin le pêcheur, qui est peut-être un honnête homme. Je ne comprends pas beaucoup, je l'avoue, la morale de M. de Malesherbes. Je le lui ai déjà dit plusieurs fois et le lui dirai encore… Car enfin, rappelez-vous toutes les aventures qui lui sont arrivées; elles sont plus ou moins désagréables, mais elles le sont souvent pour lui en résultat… Et malgré cela c'est presque toujours une récompense qui est donnée à l'homme impertinent qui aura manqué de respect à un vieillard… M. de Malesherbes est vraiment bien singulier41.
Madame la duchesse de Lauzun42, madame la princesse de Monaco!
Madame Necker alla au-devant d'elles, et les saluant avec une réserve douce, sans froideur, mais avec dignité, les conduisit à un grand canapé où les deux jeunes femmes s'assirent.
Madame la duchesse de Lauzun parut d'abord vouloir parler à madame Necker avec un empressement mêlé d'émotion; mais en voyant autant de monde, elle fut embarrassée.
– En vérité, madame, je ne sais comment vous exprimer ma gratitude! M. le maréchal voulait venir avec moi, mais il est goutteux et souffrant, vous le savez… je suis donc venue seule, mais bien pénétrée, madame, de vos bontés pour moi.»
Je vous assure qu'en faisant ce portrait, je pensais tout ce que j'écrivais, et que rien n'y est exagéré. Tout est vous-même… et si ces messieurs veulent éprouver un double plaisir, ils écouteront M. de La Harpe, qui lit si merveilleusement bien… et qui voudra bien nous dire ce qui se trouve dans ce cahier.
(M. de la Harpe s'incline.)
Ah! oui! oui!.. madame la duchesse, permettez-le.
Madame, je vous en conjure… ne lisez pas devant madame de Monaco!.. elle, si belle, si charmante!.. ah! ne me faites pas faire sans le vouloir une chose qui pourrait paraître de ma part une étrange preuve d'orgueil, et surtout de prétention si peu fondée!..
Aussi bonne que belle!..
Ah ça! si je comprends toute l'agitation qui est autour de moi, je crois qu'il est question de lire un portrait de madame de Lauzun!.. Je ne sais pas si M. de La Harpe est susceptible?.. ajouta-t-elle en se tournant vers lui avec un de ses plus charmants sourires.
Madame la princesse veut-elle me dire en quoi j'ai à me soumettre à ses commandements?
En me donnant ce rouleau de papier pour que je lise moi-même ce que madame Necker a écrit et ce que nous pensons tous.
Vous êtes aussi une ravissante femme, dit madame Necker, toujours avec cette réserve qui ne la quittait jamais, mais à laquelle se mêlait une vive émotion… Elle prit les deux jeunes femmes presque dans ses bras, et les regardant toutes deux:
– Eh bien! il sera fait comme l'a dit la souveraine des suaves odeurs… nous ne sommes qu'avec des amis! eh bien! qu'une jolie femme prononce l'éloge d'une autre.
On se plaça autour d'une grande table ronde, recouverte d'un tapis de velours vert bordé d'une frange d'or; sur cette table était un flambeau d'argent à douze branches surmonté d'un abat-jour; autour de la table