– Il me semble que j'ai eu assez souvent l'occasion d'observer cette espèce de gens; tu en reçois un si grand nombre, et ils sont tous taillés sur le même modèle … ils chantent tous la même histoire…»
Il était facile de voir que maman pensait tout autrement sur ce sujet, mais elle s'abstint de toute remarque.
«… Non, cela me fâche… continua papa en prenant le plat de petits pâtés, et le tenant, par distraction, hors de l'atteinte de ma mère… cela me fâche quand je vois des personnes instruites, intelligentes, se laisser prendre pour dupes…»
Il donna un coup sur la table avec le manche de sa fourchette.
«Je t'en prie, passe-moi un pâté, reprit-elle, en tendant la main.
– Ceux qui mettent ces hommes en prison font bien, continua mon père; ils ne servent qu'à donner sur les nerfs de personnes qui sont déjà malades sans cela…»
Puis, voyant que ces réflexions étaient désagréables à maman, il lui tendit le petit pâté en souriant.
«Je ne te répondrai qu'une chose, dit-elle, c'est que j'ai de la peine à croire qu'un homme de soixante ans aille nu-pieds, l'hiver comme l'été, qu'il porte des chaînes pesant 5 kilos sous ses habits, et repousse toutes les offres qui lui ont été faites pour l'établir convenablement, par pur amour de la fainéantise… Enfin, quant à ses prophéties, reprit-elle après une pause et un long soupir, je suis payée pour y croire…; ne t'ai-je pas raconté comment un fou a prédit à feu mon père, heure pour heure, le moment de sa mort…?»
Le dîner tirait à sa fin. Lioubotchka et Katienka nous adressaient des coups d'œil significatifs et s'agitaient sur leurs chaises, en laissant percer une vive inquiétude. Leurs regards disaient:
«Pourquoi ne demandez-vous pas si nous pouvons aller à la chasse?»
Je poussai mon frère du coude, il répondit par le même signe; puis il se décida enfin à parler. Il commença d'une voix timide, mais qui s'affermissait en s'accentuant, et il dit:
«Puisque nous partons aujourd'hui pour Moscou, nous aimerions que les petites vinssent avec nous à la chasse.»
Les grandes personnes tinrent un petit conciliabule; notre demande fut accordée, et, ce qui nous fut encore plus agréable, maman déclara qu'elle serait de la partie.
CHAPITRE IV
LA CHASSE
Quand le plat doux fut servi, papa fit appeler Iakov et commanda d'atteler la ligneïka1, de seller les chevaux, d'amener les chiens; il entra dans les moindres détails, désignant chaque animal par son nom.
La monture de Volodia boîtait, et papa donna l'ordre de lui substituer un cheval de chasse… Cheval de chasse, ces mots sonnaient désagréablement aux oreilles de maman; un cheval de chasse lui semblait devoir être un animal enragé qui ne pouvait manquer de s'emporter et de casser le cou de son fils. Malgré les protestations de papa et les bravades de mon frère, qui déclarait aimer par-dessus tout une bête qui s'emporte, la pauvre chère maman ne cessait de déclarer qu'elle serait inquiète pendant toute la promenade.
Le dîner fini, les grandes personnes prirent le café dans le cabinet de papa. Nous, les enfants, nous courûmes au jardin pour jaser et brasser dans les petites allées les feuilles sèches tombées des arbres. Nous bavardions: «Volodia monterait le cheval de chasse; – Lioubotchka devrait avoir honte de courir moins vite que Katienka; – comme ce serait intéressant de voir les chaînes que Gricha porte!» Mais pas un mot ne fut prononcé au sujet de notre prochaine séparation.
Notre babillage fut interrompu par l'arrivée de la ligneïka; au-dessus de chaque ressort était assis un petit serf. Les chasseurs et les chiens suivaient la voiture, puis venait le cocher Ignat monté sur le cheval destiné à Volodia et menant par la bride mon vieux poney. Après nous être pressés contre la haie pour regarder ces préparatifs intéressants, nous courûmes en toute hâte à nos chambres pour nous habiller, au bruit des aboiements des chiens et du piétinement des chevaux. Il s'agissait de s'accoutrer de façon à ressembler le plus possible à des chasseurs; le meilleur moyen était de fourrer le pantalon dans les bottes. Notre parti fut vite pris, nous nous mîmes à l'œuvre en nous dépêchant le plus possible, pour courir sur le perron jouir du spectacle des chiens et des chevaux et faire un bout de causette avec les chasseurs.
La journée était chaude. De petits nuages blancs aux formes fantastiques s'étaient glissés dès le matin au bord de l'horizon; un vent léger les chassa ensuite au-dessus de nos têtes et, par moments, ils interceptaient le soleil. Mais ils avaient beau courir, s'enfler et prendre des teintes noires, ils ne réussirent pas à s'entendre pour former un orage et gâter ainsi notre dernière partie de plaisir. Vers le soir ils commencèrent à se disperser; les uns pâlirent, s'allongèrent et s'enfuirent à l'horizon, les autres au-dessus de nous se condensèrent pour dessiner une vaste écaille blanche, nacrée et transparente; un seul nuage noir resta suspendu à l'est. Karl Ivanovitch, qui savait toujours où allaient les nuages, nous dit que celui-ci se dirigeait vers Maslovka, et il nous promit le beau temps.
Notre vieux domestique Foka, malgré son grand âge, descendit en courant l'escalier avec une agilité juvénile et cria: – «Faites avancer!» – puis, écartant les genoux, il se campa fermement sur les marches du perron, entre le seuil et la place où la ligneïka devait s'arrêter, dans l'attitude d'un homme à qui il est superflu de rappeler ses devoirs. Les dames firent leur apparition et, après s'être consultées pour savoir comment elles se placeraient et de quelle manière elles se tiendraient en équilibre (souci que je trouvais superflu), elles s'assirent, ouvrirent leurs ombrelles, et la ligneïka partit. Maman désigna le cheval de chasse et, d'une voix tremblante, demanda au cocher:
«N'est-ce pas le cheval de Vladimir Pétrovitch?»
Sur la réponse affirmative, elle fit un geste de la main et détourna le visage.
J'étais très impatient de montrer mes talents équestres; je sautai sur mon petit cheval, je le regardai fixement entre les oreilles, et j'exécutai dans la cour différentes évolutions.
«Ayez la bonté de ne pas écraser les chiens, me dit un des chasseurs.
– Sois tranquille; ce n'est pas la première fois,» lui répondis-je avec importance.
Volodia se mit en selle; en dépit de la fermeté de son caractère le cœur lui battait, et, tout en caressant le cheval de chasse, il demanda plusieurs fois:
«Est-il doux?»
Mon frère faisait un beau cavalier, on aurait dit un homme; ses cuisses arrondies étreignaient les arçons d'une pression si vigoureuse, que je ne pus me défendre d'un mouvement d'envie, d'autant plus, qu'à en juger par mon ombre, j'étais loin d'avoir si bonne tournure.
Enfin le pas de mon père retentit sur l'escalier; le valet de chiens rassembla la meute qui s'était dispersée; les chasseurs sifflèrent leurs lévriers et commencèrent à se mettre en selle.
Le palfrenier amena le cheval de papa devant le perron; ses chiens hardés, qui jusque-là étaient restés couchés autour de leur laisse dans des poses sculpturales, s'élancèrent au-devant de leur maître. Sur ses pas courait sa petite chienne, Milka, en secouant son collier de grains qui résonnaient contre le fermoir de cuivre. Chaque fois qu'elle sortait de la maison, Milka disait bonjour aux chiens de la meute, elle jouait avec les uns, flairait les autres en grognant ou leur cherchait leurs puces.
Papa monta à cheval et donna le signal du départ.
Devant nous, monté sur un cheval camus d'un gris bleuâtre, courait le piqueur Tourka; il portait un bonnet à poil, un grand cor en bandoulière sur le dos, un couteau dans la ceinture. En voyant sa figure sombre et féroce, on aurait pu croire qu'il marchait à une guerre à mort plutôt qu'à une chasse. Derrière les sabots du cheval roulait le peloton bizarre et onduleux des chiens hardés.
Malheur à qui voulait rester en arrière! il devait tirer à lui de toutes