Depuis ce temps beaucoup d'eau a coulé, beaucoup de souvenirs du passé ont perdu pour moi leur signification et se sont confondus dans mes rêveries. Le pèlerin Gricha, lui-même, a depuis longtemps accompli son dernier pèlerinage; mais l'impression qu'il a produite sur moi et les sentiments qu'il a éveillés ne s'éteindront jamais dans ma mémoire.
L'attendrissement avec lequel j'écoutais le pauvre insensé ne pouvait durer longtemps; ma curiosité était satisfaite, et je m'aperçus que mes jambes étaient engourdies d'être restées si longtemps à la même place. Je voulus me rapprocher des autres enfants qui chuchotaient derrière moi et s'agitaient dans l'obscurité. Dans les mouvements que je fis, au hasard, je renversai une chaise cassée qui se trouvait dans la décharge. L'insensé releva la tête, regarda de tous côtés, en récitant des prières, et se mit à faire des signes de croix à tous les coins de la chambre. Nous nous échappâmes avec fracas de notre cachette.
CHAPITRE VII
NATHALIA SAVICHNA
Vers le milieu du siècle dernier, on pouvait voir courir, dans le village que possédaient les parents de ma mère, une petite fille en robe de coutil, aux joues rouges, toujours pieds nus et toujours robuste et gaie. C'était Natachka. Son père était le joueur de clarinette de mon aïeul; à sa prière, et pour honorer ses mérites, mon grand-père fit entrer sa fille au nombre des servantes de ma grand'mère. Dans cette nouvelle position, Natachka fit preuve d'un bon caractère et montra beaucoup de zèle dans l'accomplissement de ses devoirs. Quand maman vint au monde, on lui donna Natachka pour niania, c'est-à-dire pour bonne. Elle mérita tous les éloges, en retour de la diligence et de la fidélité qu'elle apporta dans son service, et de l'attachement qu'elle témoigna à sa jeune maîtresse.
Mais, un beau jour, la perruque poudrée et les souliers à boucles du jeune et agile valet de chambre, Foka, captivèrent le cœur faible mais aimant de Natachka. Elle prit le parti de venir implorer elle-même auprès de mon grand-père la permission de se marier avec son domestique.
Grand-père vit dans cette demande une marque d'ingratitude; il se fâcha et, pour punir la pauvre Natachka, l'exila dans la basse cour d'un village éloigné, perdu dans la steppe.
Cependant, comme personne n'était capable de remplacer Natachka, six mois après elle fut réintégrée dans ses premières fonctions.
A son retour d'exil, elle vint dans sa robe de coutil se jeter aux pieds de mon grand-père et le conjura de lui rendre sa faveur, en lui promettant de renoncer à la folle idée qui s'était emparée d'elle, pour n'y jamais revenir.
La fille du joueur de clarinette tint parole. A partir de ce jour Natachka fut appelée Nathalia Savichna, et elle porta un bonnet. Elle voua à sa jeune maîtresse tout l'amour dont son cœur était susceptible.
Lorsque maman eut une institutrice, Nathalia Savichna reçut les clés de l'office et la surintendance du linge et des provisions. Elle remplit cette nouvelle charge avec le même zèle et le même dévouement. Elle se voua tout entière au service de ses maîtres, ne souffrant pas le moindre gaspillage, habile à surprendre le plus petit larcin, et veillant sans cesse aux intérêts de la maison.
Lorsque maman se maria, elle voulut récompenser dignement Nathalia Savichna pour ses vingt années de service. Elle l'appela auprès d'elle, exprima dans les termes les plus flatteurs sa reconnaissance et son affection pour la niania, et en même temps lui glissa dans la main un papier timbré; c'était l'acte d'affranchissement. Maman ajouta que Nathalia recevrait une pension de 300 roubles par an, et qu'elle était libre de vivre avec nous ou de nous quitter, à son choix. La niania écouta ma mère sans mot dire, prit le papier et le regarda d'un air courroucé, grommela entre ses dents quelques paroles inintelligibles, puis sortit de la pièce en tapant la porte derrière elle. Maman ne comprit rien à cette boutade; tout étonnée, elle suivit Nathalia dans sa chambre. Elle trouva la niania assise sur un coffre, les yeux rouges de larmes, tordant son mouchoir entre ses mains, et contemplant d'un regard fixe le document déchiré, dont les morceaux étaient éparpillés sur le plancher.
«Mais qu'avez-vous, chère Nathalia Savichna? demanda maman en lui prenant la main.
– Rien, petite mère, répondit celle-ci… Il paraît que vous êtes bien dégoûtée de moi, puisque vous me chassez… C'est bon! Je m'en irai.» Elle dégagea vivement ses mains et, refoulant avec difficulté ses larmes, voulut sortir de la chambre. Maman s'élança pour la retenir, l'embrassa, et toutes les deux fondirent en larmes.
Aussi loin que ma mémoire peut remonter, je me souviens de Nathalia Savichna, de sa sollicitude et de ses caresses; mais ce n'est que maintenant que je sais apprécier ses soins et sa tendresse. Alors il ne me venait jamais à l'idée que cette vieille femme était un être rare, admirable. Jamais elle ne parlait d'elle-même, elle s'oubliait toujours; toute sa vie n'était qu'un acte d'amour et un sacrifice de soi-même.
J'étais si bien habitué à cette affection désintéressée, que je croyais que c'était une chose toute naturelle, qui allait de soi, et je n'en étais même pas reconnaissant. Jamais je ne me demandais: «Est-elle heureuse? est-elle contente?»
Combien de fois, sous un prétexte, je m'échappais de la salle d'étude, aux heures des leçons, et je courais chez Nathalia Savichna! Je m'asseyais et je bavardais; je rêvais tout haut, sans être le moins du monde gêné par sa présence. Nathalia Savichna n'était jamais inoccupée; je la trouvais toujours tricotant des bas ou fouillant dans les bahuts dont sa chambre était garnie, ou encore inscrivant le linge. Elle prêtait une oreille complaisante à mon babillage; je lui contais comment, «lorsque je serais général, j'épouserais une femme d'une beauté admirable… j'aurais un cheval roux… je bâtirais une maison tout en verre… je ferais venir de la Saxe les parents de Karl Ivanovitch…» A tous ces enfantillages, elle répondait:
«Oui, mon petit père, oui.»
Ordinairement, quand je me levais pour sortir, elle ouvrait un bahut bleu; je vois encore maintenant, collées dans l'intérieur du couvercle, une image coloriée représentant un hussard, une vignette enlevée à un pot de pommade et un dessin de Volodia; elle sortait du coffre un aromate, y mettait le feu et, tout en l'agitant en l'air, disait: «C'est un parfum turc, mon petit père. Lorsque feu votre grand-père – qu'il repose en paix dans le ciel – est allé à la guerre contre les Turcs, il me l'a rapporté de là-bas. Il ne me reste plus que ce petit morceau,» ajoutait-elle avec un soupir.
On trouvait de tout dans les bahuts de la niania; dès qu'il manquait quelque chose dans la maison on disait: Il faut le demander à Nathalia Savichna. Après quelques recherches dans ses coffres, elle apportait l'objet réclamé, en disant: «Voyez comme j'ai bien fait de le serrer.» Les bahuts renfermaient par milliers toutes les choses oubliées dont personne ne prenait soin, et dont tout le monde ignorait encore l'existence.
Je me rappelle pourtant avoir été une fois dans ma vie très mécontent de Nathalia Savichna. Voici ce qui s'était passé: au dîner, en voulant verser du kwass2, je répandis sur la nappe le contenu du carafon.
«Faites venir Nathalia Savichna, dit maman, elle aura le plaisir de réparer les maladresses de son favori.»
La niania accourut aussitôt, et, en voyant la mare que je venais de faire, elle branla la tête; maman lui dit quelques mots à l'oreille, et elle sortit en me menaçant du doigt.
Après le dîner, je m'élançai dans le salon en sautant. J'étais de la plus belle humeur, lorsque, tout à coup, Nathalia sortit de la porte de la salle à manger, la nappe tachée à la main, et, me courant dessus, me saisit, et, malgré ma résistance désespérée, me frotta le visage avec le linge humide en répétant: «C'est pour t'apprendre à salir la nappe.» Ma dignité fut à tel point blessée par ce procédé, que je me mis à pousser des cris de rage.
«Comment! me disais-je à part moi en m'engouant de larmes, Nathalia Savichna, cette Nathalia me tutoie, et se permet de me frapper au visage avec une nappe mouillée, comme un garçon