Il ne me remarquait pas, et moi je m'arrêtais à la porte et je pensais: – «Pauvre cher vieillard! Nous sommes nombreux, nous jouons, nous nous amusons, et lui il est seul, tout seul, personne ne le caresse, il a raison de dire qu'il est orphelin. L'histoire de sa vie est si triste! Je me rappelle comment il l'a racontée à Nicolaï; c'est affreux de se trouver dans sa situation.» Et, pris de pitié, je m'approchais de lui, je lui prenais les mains et je lui disais:
«Cher, cher Karl Ivanovitch!»
Il aimait à s'entendre appeler ainsi, et me répondait par des caresses, sans dissimuler son émotion.
Sur l'autre mur de la salle pendaient des cartes géographiques, toutes déchirées, mais artistement raccommodées par Karl Ivanovitch. Sur la troisième paroi, au milieu de laquelle se trouvait la porte qui donnait sur le couloir, à droite, deux règles étaient attachées: l'une couverte de profondes entailles, c'était la nôtre, l'autre toute neuve, c'était celle de notre maître; il s'en servait plus souvent pour nous stimuler au travail que pour régler des pages.
De l'autre côté de la porte était suspendu un tableau noir sur lequel Karl Ivanovitch marquait nos grands délits, au moyen d'une grande croix et nos petits délits par une petite croix.
A gauche du tableau noir se trouvait le coin où Karl Ivanovitch nous mettait en pénitence.
Ah! ce coin, je me le rappelle bien! Je me souviens des moindres détails: de la petite porte du poèle, de la bouche de chaleur qui faisait tant de bruit quand on l'ouvrait. Souvent je suis resté dans ce coin, à genoux si longtemps, que les rotules et le dos me cuisaient, et je murmurais en moi-même: – «Karl Ivanovitch m'a oublié, il se trouve bien dans son fauteuil avec son Traité d'Hydrostatique, mais moi je souffre.» Et je me mettais, pour attirer son attention, à ouvrir et à fermer lentement la porte du poèle ou à gratter le crépi de la muraille; mais, si par hasard un trop gros morceau de plâtre se détachait et tombait à terre avec fracas, la crainte que je ressentais était sans doute plus terrible que le châtiment. Je regardais Karl Ivanovitch, et lui ne bronchait pas; il restait toujours renversé dans son fauteuil, le livre à la main, comme s'il ne voyait et n'entendait rien.
Le milieu de la chambre était occupé par une table carrée, couverte d'une toile cirée, noircie et déchirée, et qui laissait saillir les angles de bois taillés et découpés en tous sens par nos canifs. Des tabourets étaient rangés autour; ils étaient en bois, et un long usage les avait enduits d'une couche noire qui leur servait de vernis.
La quatrième muraille était percée de trois fenêtres qui s'ouvraient sur une route dont chaque flaque, chaque ornière, le moindre caillou m'étaient depuis longtemps connus et chers par cela même. De l'autre côté de la route, une allée de tilleuls taillés, entre lesquels on apercevait ici et là un échalier en treillis; au delà de l'avenue on distinguait la prairie, entre un enclos réservé aux meules de blé et la forêt; dans le lointain on discernait la maisonnette du garde.
D'une fenêtre, à droite, on découvrait la partie de la terrasse où les grandes personnes se tenaient avant le dîner.
Souvent, pendant que Karl Ivanovitch corrigeait ma dictée, je regardais dans cette direction; je voyais poindre la chère tête brune de maman ou le dos de quelque autre personne, et j'entendais un bruit vague de conversation et de rire; j'étais tout chagriné de ne pouvoir être auprès d'eux, et je me disais: «Quand donc serai-je grand? quand est-ce que j'aurai fini mes études, et, au lieu de me morfondre sur mes devoirs, pourrai-je rester dans la compagnie de ceux que j'aime?» Mon dépit se changeait en tristesse, et je me perdais dans des rêveries, sans entendre les observations de Karl Ivanovitch sur mes bévues.
Tous les matins, après la toilette, avant les leçons, notre maître posait sa robe de chambre, revêtait son habit bleu, froncé aux épaules, rajustait sa cravate devant le miroir et nous conduisait en bas pour souhaiter le bonjour à maman.
CHAPITRE II
MAMAN ET PAPA
Maman était assise au salon et préparait le thé; d'une main elle refermait le robinet du samovar, et de l'autre elle maintenait en équilibre au-dessus la théière d'où l'eau débordait sur le plateau, sans que ma mère y prit garde, bien que ses yeux fussent fixés sur l'urne à thé. Elle ne remarqua pas non plus notre entrée au salon.
Lorsque la pensée évoque les traits d'un être aimé, les souvenirs du passé l'assaillent, en foule si pressée, que son visage nous apparaît confusément, comme au travers de larmes. Ce sont les larmes de l'imagination.
Quand je cherche à me représenter ma mère telle qu'elle était à cette époque, je ne vois plus que ses yeux bruns qui exprimaient toujours la même bonté et le même amour, le grain de beauté un peu au-dessous des quelques boucles folies qui frisotaient sur sa nuque, et son petit col blanc brodé.
Je sens encore le toucher de sa main douce et fluette qui me caressait si souvent, et que j'aimais tant à baiser; mais l'expression générale de son visage et de sa personne m'échappe tout à fait.
Je revois encore dans tous ses détails cette petite scène matinale: le long divan, à gauche le vieux piano anglais à queue où ma petite sœur prenait sa leçon de musique. Lioubotchka était une petite brunette; ses doigts, encore rosés sous l'impression de l'eau froide, se tendaient avec un effort visible pour jouer les études de Clémenti. Elle avait onze ans et portait une robe courte que dépassait la dentelle blanche de son pantalon; sa main ne pouvait donner l'octave qu'en l'arpégeant.
Assise de profil auprès d'elle se tenait Maria Ivanovna, Mimi, comme nous l'appelions, avec son bonnet à rubans roses et son caraco bleu. Son visage était rouge de mécontentement et prit une expression encore plus sévère lorsque Karl Ivanovitch entra. Elle le toisa du regard, et, sans répondre à son salut, continua de marquer la mesure en frappant du pied sur le plancher: un, deux, trois… un, deux, trois… d'un ton plus retentissant et plus péremptoire qu'auparavant.
Karl Ivanovitch n'eut pas l'air de s'en apercevoir; comme d'habitude, il s'inclina devant maman pour lui souhaiter le bonjour et lui baiser la main.
Elle revint à elle, comme quelqu'un qui sort d'un rêve, et, secouant sa chère petite tête, sans doute pour en chasser les pensées désagréables, elle tendit ses doigts à notre précepteur, et, pendant qu'il les baisait avec respect, effleura du bout de ses lèvres la tempe ridée du vieillard.
«Merci, cher Karl Ivanovitch … est-ce que les enfants ont bien dormi?»
Il était sourd d'une oreille, et le bruit du piano l'empêcha d'entendre la question de ma mère. Il s'inclina plus bas devant elle, appuya une main sur la table, et, debout sur un pied, avec un sourire qui me semblait alors l'expression de la politesse la plus raffinée, il souleva son bonnet et dit:
«Vous m'excusez, Nathalia Nicolaevna?»
Karl Ivanovitch n'enlevait jamais son bonnet rouge, de crainte de s'enrhumer, et, chaque fois qu'il entrait au salon, il s'en excusait.
«Couvrez-vous, Karl Ivanovitch … je vous demande si les enfants ont bien dormi,» répéta maman en s'approchant de lui et en haussant la voix.
Il n'entendit pas davantage, et, abritant sa calvitie sous sa calotte écarlate, il sourit encore plus gracieusement.
«Cessez le piano, pour un moment, Mimi, dit ma mère en souriant, on ne s'entend plus.»
Quand maman souriait, son visage, toujours beau, rayonnait, et tout semblait en fête autour d'elle! Si, dans les moments difficiles de la vie, je pouvais parfois revoir ce sourire, je ne saurais pas ce que c'est que la tristesse. Il me semble que toute la beauté de la physionomie tient au sourire; si le sourire donne plus de charme au visage, il est beau; si le sourire ne le transfigure pas, c'est un visage ordinaire; s'il l'enlaidit, c'est que ce visage ne peut être beau.
Lorsque ma mère m'eut embrassé, elle prit ma tête entre ses mains, la renversa et, me regardant en face, me dit:
«Tu as pleuré aujourd'hui?»
Je