Il aimait avec passion les délicates fonctions qu’il remplissait si bien, et il passait la moitié de sa vie dans son cabinet, mais il n’était magistrat qu’à ses heures. Chez lui, il redevenait homme du monde, gai compagnon, joyeux convive, connaissant à fond son Paris et ayant vu d’assez près les écueils de la vie pour être resté indulgent à l’endroit des naufragés.
Et, à tous ces mérites, il joignait un grain d’originalité qui donnait à sa personne et à son langage une saveur toute particulière.
Gaston le trouva en veston court et en pantalon de fantaisie, plongé jusqu’aux oreilles dans un vaste fauteuil et fumant un gros cigare.
Il avait quarante-cinq ans, et il n’en paraissait pas trente-cinq. Les dents au complet, pas un cheveu gris, les yeux vifs et le nez magistral. Grand, mince et sec, avec un air de commandement tempéré par un bon sourire. Rasé du reste, comme il convient à un homme de robe. Ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour un officier de marine.
– Te voilà, garnement, dit-il, en apercevant Gaston. Veux-tu un cabanas? Prends dans la boîte. Il se trouve par hasard qu’ils sont excellents.
– Merci, mon oncle; j’en ai de meilleurs, dit le neveu, en tirant de sa poche un étui en cuir de Russie.
– Tu n’es qu’un présomptueux, mon cher. Tu te figures que tu as le premier choix, parce que tu fais directement venir de la Havane, tandis que… bon! voilà que je me perds dans des digressions. Je n’entends pourtant plus plaider MM. les avocats, puisque je ne siège plus que dans mon cabinet. À la question, maître Darcy! car il y a une question. Campe-toi devant le feu et prépare-toi à recevoir une semonce que tu n’as pas volée. Ah! tu as de jolies connaissances! Je t’en fais mon compliment!
– Si c’est de madame d’Orcival que vous voulez parler, je vous dirai que…
– Oui, parlons-en, de ta d’Orcival. Il s’en passe de belles chez cette belle petite, comme vous dites dans la haute gomme. La gomme! Encore un bête de mot. On s’y pend, chez la d’Orcival.
– Je sais cela, mon oncle, mais…
– Et qui est-ce qui s’y pend? Un comte qui n’est que chevalier… d’industrie, une espèce de Casanova polonais, ton rival sans doute.
– Non, je lui ai succédé.
– Comme Louis XV avait succédé à Pharamond. Peu importe que vous ayez régné conjointement ou successivement. C’est déjà beaucoup trop que ton nom, le mien, puisque j’ai le malheur d’être ton oncle du côté paternel, soit prononcé dans une affaire où figurent une drôlesse et un intrigant.
– Soyez tranquille, il ne sera pas question de moi, car…
– En vérité, c’est trop fort! Aller s’accointer d’une farceuse, parce qu’elle est à la mode, tandis qu’on pourrait trouver dans le vrai monde… Tiens! tu ressembles à ces provinciaux qui préfèrent un hôtel élégant où on vous empoisonne, à une honnête auberge où la cuisine est excellente. Décidément, monsieur mon neveu, vous n’êtes qu’un sot.
– Pas si sot, puisque j’ai rompu avec Julia.
– Bah! vraiment?
– Complètement, radicalement, définitivement. Si ces trois adverbes ne vous suffisent pas…
– Mais si, mais si. Je ne te crois pas assez dépourvu de sens pour chercher à me berner. Tu ne me prends pas pour un oncle de comédie. Alors, c’est une conversion…
– Sincère, je vous l’affirme.
– Et méritoire, j’en conviens, car la donzelle est jolie… très jolie même. Pourrait-on savoir à quelle heureuse influence est due cette conversion? On ne prend pas le chemin de Damas comme on prend l’avenue des Champs-Élysées… par hasard.
– Mon Dieu! je n’ai rien de commun avec saint Paul. Ce n’est pas une illumination d’en haut qui m’a converti. Mais j’ai beaucoup réfléchi depuis un mois. Je me suis dit qu’à vingt-neuf ans, il est bien temps de faire une fin. Julia, ou Cora, ou Olympe, ou Claudine, c’est toujours le même tour du lac. Le cercle m’assomme. Le jeu ne m’amuse plus que quand je perds, et alors cela devient un divertissement trop coûteux. Pour me distraire, je ne vois plus que la magistrature, et je viens vous prier…
– Tu appelles la magistrature une distraction! Avec quelle irrévérence parle des dieux ce maraud! Si tu entres au parquet avec ces idées-là, tu feras un joli substitut!
– Mais il me semble, mon cher oncle, qu’il y a quinze ans, quand vous fûtes nommé substitut à Nogent-le-Rotrou, si je ne m’abuse, vous ne meniez pas une vie d’ermite.
– Moi, c’est différent. J’avais déjà le feu sacré. Tu ne feras peut-être pas un mauvais juge. Ton grand-père l’était, ton bisaïeul l’était. Juger, c’est dans le sang des Darcy. Mais, si tu ne vois dans la magistrature qu’une carrière comme une autre, si tu y entres pour y chercher de l’avancement, je te conseille de rester ce que tu es… un être inutile, mais inoffensif.
– Merci, mon oncle, dit Gaston en riant.
– Et encore, reprit M. Darcy, quand je dis: inoffensif, je m’avance trop. Je te crois très capable de mal faire, pas par méchanceté, mais par entraînement.
»Maintenant, je reviens à mes moutons, c’est-à-dire au parquet. Il ne tient qu’à moi, parbleu! de t’y faire attacher. Le procureur général m’a encore dit hier qu’il te prendrait volontiers. Et, dans un an, tu pourras être envoyé comme juge suppléant dans un tribunal du ressort.
»Bon! mais après? Te figures-tu que ta cervelle deviendra raisonnable parce que ta tête sera coiffée d’une toque noire? Te fais-tu seulement une idée de ce qu’il faut avoir de sagesse et d’impartialité pour être un magistrat passable? Il y a quinze ans que je travaille à acquérir ces qualités-là, et je ne me flatte pas de les posséder. Et je n’entame jamais une instruction sans être pris d’un accès de défiance de moi-même. Toi, tu ne doutes de rien. Je parie que, si tu étais juge, tu n’hésiterais pas à instruire une affaire à laquelle se trouverait mêlée la d’Orcival qui a été ta maîtresse.
– Pardon! j’hésiterais et même je refuserais. Mais ce sont des hasards qui n’arrivent pas.
– Tu crois? Tu crois peut-être aussi que cette d’Orcival n’a que des galanteries à se reprocher? Eh bien, mon cher, peu s’en est fallu qu’elle ne fût arrêtée à propos de cette pendaison. Tiens! si tu veux être édifié sur le compte de la dame, lis ces notes de police que j’ai reçues, il y a une heure.
En arrivant chez son oncle, Gaston se demandait s’il ne ferait pas bien de lui raconter, sans rien omettre, l’histoire de sa dernière visite à madame d’Orcival. Julia, dans sa lettre d’adieu, lui promettait de se taire et l’engageait à en faire autant; mais il savait que l’oncle Roger était incapable d’abuser d’une confidence, et il n’aurait pas été fâché d’avoir son avis sur le cas.
Quand le juge l’invita à lire un rapport de police où il était question de madame d’Orcival, Gaston pensa qu’avant de parler, il ferait mieux de prendre connaissance de ce document qui l’intéressait à plus d’un titre.
Il prit donc le papier administratif que lui tendait M. Roger Darcy, et il lut ceci:
«Julie-Jeanne-Joséphine Berthier, dite Julia d’Orcival, trente ans. Née à