– Vous insultez la vôtre, Jacques. Ce que vous faites est lâche, dit Berthe d’un ton ferme.
– Je ne l’insulterai plus. On n’insulte pas les condamnées. Mais je n’ai pas fini. Il faut qu’elle m’écoute jusqu’au bout. L’ami inconnu qui m’a averti m’a donné des détails précis. Je sais où elle a rencontré cet homme. On ne me l’a pas nommé, mais on me l’a désigné assez clairement pour que je puisse le retrouver, et je le retrouverai, je vous le jure. Je sais à quelle époque a cessé cette liaison, et pourquoi elle a cessé. Son amant quittait Paris. Nierez-vous encore, maintenant?
– Jacques! vous ne voyez donc pas que Mathilde est mourante!
– Qu’elle meure! Ce n’est pas moi qui la tue. Voulez-vous que je vous dise de quoi elle se meurt? Je devrais vous épargner l’humiliation d’entendre parler de cette infamie, je devrais respecter votre pudeur de jeune fille. Mais vous avez voulu rester. Tant pis pour vous! C’est Dieu qui l’a frappée, cette misérable créature que vous soutenez. L’adultère a eu des suites. Elle a eu un enfant de cet homme, un enfant qu’elle a mis au monde dans je ne sais quelle maison suspecte, un enfant qu’elle cache. Elle est accouchée il n’y a pas un mois.
»J’arrive pour les relevailles de ma femme! Vous voyez bien qu’il faut que je tue la vipère et le vipéreau.
– Il ne tuera pas la mère avant d’avoir trouvé l’enfant, se dit Darcy qui ne perdait pas la tête.
À tout événement pourtant il se tint prêt, l’oreille au guet et la main sur le verrou qui fermait le cabinet en dedans.
– Vous êtes fou, Jacques, s’écria Berthe, je vous jure que vous êtes fou.
– Vous feriez mieux de jurer que votre sœur est innocente, dit froidement M. Crozon. Osez-le donc! Jurez! Je vous croirai, car je sais que vous n’avez jamais menti. Vous vous taisez? Vous croyez en Dieu, vous, et vous ne prêteriez pas un faux serment. Tenez, Berthe, s’il me restait un doute, votre silence me l’enlèverait. Mais je n’en suis plus à douter. Et si je n’ai pas encore fait justice de cette femme, c’est que je veux qu’elle me dise où est ce bâtard. Quand je les aurai exterminés tous les deux, quand j’aurai cassé la tête ou crevé la poitrine de l’amant, je me ferai sauter la cervelle.
– Bon! pensait Darcy, j’avais deviné. Il va chercher l’enfant. Et comme il est arrivé au paroxysme de la colère, il ne restera pas longtemps à ce diapason.
L’accusée pleurait, mais elle n’essayait pas de se défendre.
– Et sur la foi d’une lettre anonyme, dit mademoiselle Lestérel, sur la foi d’une dénonciation que son auteur n’a pas osé signer, vous condamnez votre femme sans l’entendre.
– L’ami qui m’a écrit n’a pas signé, mais il m’annonce qu’il se fera connaître, à mon arrivée à Paris, et qu’il m’apprendra tout ce que je ne sais pas encore. Par lui, je trouverai le misérable qui m’a déshonoré, je trouverai l’enfant…
– Vous ne retrouverez pas la paix de l’âme, Jacques. Alors même que vos indignes soupçons seraient fondés, votre conscience vous reprocherait encore d’avoir été sans pitié pour Mathilde. Et quand vous aurez reconnu qu’on l’a calomniée, il sera trop tard pour réparer le mal que vous aurez fait. Elle sera morte de douleur. Que Dieu vous pardonne!
– Dieu! mais il sait que je l’adorais, cette infâme, que j’aurais donné ma vie pour lui épargner un chagrin; il sait que je souffre depuis trois mois toutes les tortures de l’enfer. Il me jugera et il la jugera. Et, puisque vous invoquez son nom, prenez-le donc à témoin de l’innocence de votre sœur. Jurez!
Il y eut un silence si profond que Darcy entendait battre son cœur.
– Oui, reprit le capitaine, jurez qu’elle n’est pas coupable, et je vous jure, moi, que je tomberai à ses pieds pour lui demander pardon.
Et comme Berthe ne répondait pas, il ajouta:
– Eh bien, j’attends.
Gaston aussi attendait et se demandait: Que va-t-elle faire?
Courbée sous la parole vengeresse de son mari, Mathilde étouffait ses sanglots et dévorait ses larmes.
La voix de Berthe s’éleva comme un chant de délivrance.
– Je jure, dit-elle lentement, je jure que ma sœur est innocente des crimes que vous lui reprochez.
– Innocente! Elle serait innocente! s’écria le marin. Oui… vous ne risqueriez pas votre salut éternel pour la sauver… et vous savez tout ce qu’elle a fait, puisque vous n’avez jamais passé un jour sans la voir.
– Pas un seul, dit Berthe, avec effort.
Et, sur un ton plus haut et plus clair, elle ajouta:
– J’espère que, maintenant, vous ne l’accuserez plus.
Darcy n’avait pas oublié la phrase convenue, et il n’eut pas besoin de voir ce qui se passa dans le salon pour comprendre que le serment prêté par mademoiselle Lestérel venait de sauver madame Crozon.
Darcy avait promis de partir dès qu’il entendrait le signal, et il ne tenait pas du tout à prolonger sa station dans le cabinet noir. Il s’en alla tout doucement ouvrir la porte qui donnait sur l’escalier, il la referma avec précaution et il descendit sans se presser les quatre étages.
À la porte de la maison, il vit un fiacre chargé de colis et gardé par une bonne que le soupçonneux mari avait sans doute consignée là pour mieux surprendre sa femme.
Et il se dit:
La fréquentation de l’océan Pacifique n’a point adouci les mœurs de ce baleinier… car il doit être baleinier. Roland le Furieux n’était pas plus furieux que ne l’est le capitaine Crozon. La dame l’a échappé belle, et sans l’adorable Berthe, Lolif aurait peut-être eu à raconter demain un fait divers assez corsé. Est-elle innocente, cette Mathilde? Je le pense, puisque sa sœur l’a juré. Cet homme est un jaloux qui aura cru bêtement à une calomnie bête. Mais qui diable a pu jouer un si méchant tour à cette pauvre femme? Quelque galant évincé, probablement. C’est toujours ainsi. À moins pourtant qu’elle n’ait trompé en effet son désagréable époux, pendant qu’il harponnait des cachalots. Auquel cas, mademoiselle Lestérel aurait fait un faux serment. Hum! pour une honnête jeune fille, ce serait un peu…
Et, après quelques secondes d’examen de conscience, Darcy conclut:
– Ma foi! si elle l’avait fait, je ne lui en voudrais pas, et je suis sûr que Dieu lui pardonnerait, en faveur de l’intention. Quand il s’agit de sauver la vie d’une sœur, le mensonge devient presque une action louable.
Seulement, c’est la suite qui m’inquiète. Si le dénonciateur anonyme poursuit son joli travail, et s’il fournit des preuves au loup de mer, qu’adviendra-t-il des deux femmes? Le Crozon est capable de les tuer. Ce serait le cas ou jamais de me mettre en travers. Et pour me préparer à intervenir, il faut que je vois mademoiselle Lestérel, que j’aie avec elle un entretien sérieux. Oui, mais où? Aller chez elle sans sa permission, ce serait m’exposer à lui déplaire. Je la rencontrerai certainement samedi à la soirée de madame Cambry… Samedi, c’est bien loin.
En réfléchissant ainsi, Gaston se dirigeait vers la rue Rougemont. Il savait que son oncle rentrait à quatre heures, et il tenait beaucoup à le voir ce jour-là. On sent le besoin de s’épancher avec un ami, quand on a le cœur plein. Or, M. Roger Darcy, juge d’instruction au Tribunal de la Seine, traitait son neveu en ami, et le cœur de Gaston débordait. Le souvenir de Berthe Lestérel remplissait tout entier ce cœur où il ne restait plus de place pour les fantaisies passagères, et Gaston s’apercevait que le sentiment qu’il avait d’abord pris pour une fantaisie était bel et bien un grand amour.
L’oncle