Après son déjeuner qui le mena jusqu’à deux heures, il sortit à pied et il s’achemina vers les boulevards. Son oncle demeurait rue Rougemont, et il voulait aller chez son oncle. Mais il arriva qu’après avoir passé la Madeleine, il aperçut l’entrée de la rue Caumartin. La tentation était trop forte. Il remonta lentement cette bienheureuse rue, et à trois heures moins un quart, il s’arrêta devant le numéro 112.
– Je ne lui demanderai pas de me présenter à sa sœur, pensait-il. J’aurais l’air de me défier encore d’elle, et d’ailleurs je ferais assez sotte figure chez cette sœur, qui doit être une bourgeoise ennuyeuse. Mais je puis bien aborder Berthe, et lui dire… lui dire quoi?… peu importe, pourvu qu’elle comprenne que je l’aime.
Il n’était pas en faction depuis cinq minutes, quand mademoiselle Lestérel déboucha de la rue Saint-Lazare.
Il ne l’avait jamais vue qu’en toilette de soirée, car la rencontre de la veille ne pouvait pas compter. À la lumière des becs de gaz, on ne juge ni de la beauté ni de la tournure d’une femme. Éclairée par le soleil d’une belle journée d’hiver, Berthe lui parut encore plus charmante que dans le monde. Elle était habillée avec un goût parfait, élégamment chaussée, sans recherche trop provocante; elle marchait à merveille, et, pour tout dire, elle avait ce je ne sais quoi qui fait qu’on se retourne pour regarder une inconnue et quelquefois pour la suivre.
Gaston vint à la rencontre de la jeune fille, et la salua d’un air assez embarrassé, car il s’était aperçu que son doux visage se rembrunissait un peu.
– Comment, monsieur, c’est vous! s’écria-t-elle, malgré votre promesse, malgré ma défense.
– Je vous jure, mademoiselle, que le hasard seul est coupable. Je passais par ici et…
– Fi! que c’est laid de mentir! interrompit Berthe avec une moue enfantine. Vous feriez bien mieux de convenir que vous me soupçonnez toujours et que vous êtes venu pour me confronter avec ma sœur, comme si vous étiez juge d’instruction.
– Non, sur l’honneur! et la preuve, c’est que je m’en vais.
– Alors, vous vous contentez de constater que je me rends bien au n° 112 de la rue Caumartin?
– Comptez-vous pour rien le bonheur de vous avoir vue?
Berthe réfléchit un instant et dit d’un ton décidé:
– Eh bien, non, je ne veux pas que vous restiez avec vos mauvaises pensées. Je ne prévoyais pas que je vous trouverais ici, vous le savez bien, puisqu’il était convenu que vous ne viendriez pas. Vous ne pouvez donc pas me soupçonner d’avoir averti ma sœur. Venez chez elle, monsieur, venez, je l’exige. Vous allez monter quatre étages. Ce sera votre punition.
– Ma récompense, dit gaiement Gaston.
Mademoiselle Lestérel était déjà dans le vestibule de la maison, qui avait assez bonne apparence. Darcy ne se fit pas prier pour l’y suivre, et ils montèrent l’escalier côte à côte.
– C’est extravagant, ce que je fais là, disait Berthe. Si madame Cambry le savait, je ne chanterais plus jamais chez elle.
– Pourquoi donc? demanda Darcy, en cherchant à prendre un air naïf.
– Mais parce que d’abord il n’est pas très convenable qu’une jeune fille grimpe les escaliers en compagnie d’un jeune homme… il est vrai que ladite jeune fille s’est déjà fait escorter à travers les rues par ledit jeune homme. Et puis, aussi, parce que madame Cambry est une veuve à marier que vous pourriez parfaitement épouser. On assure même que vous ne lui êtes pas indifférent.
– Je n’ai jamais pensé à elle, et j’y pense moins que jamais, depuis que…
– Chut! nous voici arrivés. Je vais vous présenter, et, en cinq minutes de conversation, vous serez édifié sur ma conduite, monsieur le magistrat. Mais vous me ferez le plaisir de ne pas prolonger votre visite, car ma sœur est souffrante.
Berthe avait sonné. Une jeune femme très pâle se montra, une jeune femme qui ressemblait beaucoup à sa cadette. Elle avait dû être aussi jolie qu’elle, mais elle n’avait plus la fraîcheur de la jeunesse, ni cet air gai qui donnait tant de charme à la physionomie de mademoiselle Lestérel.
– Comment! s’écria Berthe, tu viens ouvrir toi-même, dans l’état où tu es!
– Je suis seule, répondit madame Crozon. J’ai envoyé Sophie à la gare pour voir si mon mari est dans le train du Havre qui arrive à trois heures, ajouta-t-elle en regardant alternativement sa sœur et Gaston Darcy.
– Ton mari! dit Berthe. Je croyais que tu ne l’attendais que demain soir.
– C’est vrai, répondit la jeune femme; mais son navire est entré au Havre ce matin… J’ai reçu une dépêche de notre amie… et peut-être M. Crozon a-t-il pris le premier train pour Paris.
– Oui… c’est possible, en effet, et, s’il arrive, je serai bien aise de me trouver là. Passons dans le salon, je vais t’expliquer en deux mots pourquoi je viens chez toi avec M. Darcy… M. Gaston Darcy que je rencontre souvent chez madame Cambry… et qui m’a rendu hier un service dont je lui suis infiniment reconnaissante.
Madame Crozon, étonnée, se contenta de s’incliner pour répondre au salut respectueux de ce visiteur inattendu.
Le salon où Darcy fut introduit était meublé sans luxe, mais le parquet reluisait comme une glace, et on n’aurait pas trouvé un grain de poussière sur le velours des fauteuils.
Cela ressemblait à un intérieur flamand.
Il y avait, accroché au mur, entre deux gravures de Jazet, un médiocre portrait d’homme, une figure sévère et quelque peu déplaisante, le portrait du mari, sans doute.
Près de la fenêtre, qui donnait sur la rue, une chaise longue où la jeune femme alla s’étendre, après avoir indiqué du geste un siège à Darcy qui eut la discrétion de ne pas s’asseoir.
– Tu souffres? demanda Berthe en prenant la main de sa sœur.
– Oui. J’ai pu dormir une heure cette nuit, après ton départ; mais la crise est revenue ce matin, et je me sens très faible.
– Pourquoi n’es-tu pas restée au lit?
La malade ne répondit pas, mais ses yeux se tournèrent vers la fenêtre.
– Je comprends, murmura mademoiselle Lestérel, et je te demande pardon de te fatiguer en te questionnant. À quelle heure suis-je arrivée chez toi, hier soir?
– Mais… vers neuf heures, je crois.
– Et à quelle heure suis-je partie?
– Il me semble qu’il était au moins deux heures du matin.
– Voilà tout ce que je voulais te faire dire, ma chère Mathilde. Un mot encore, et ce sera fini. En sortant de chez toi, je n’ai pas trouvé de voiture. Un homme m’a suivie, persécutée, et je ne sais ce qui serait arrivé si je n’avais eu le bonheur de rencontrer M. Darcy, qui m’a prise sous sa protection et qui a bien voulu m’accompagner jusqu’à ma porte. M. Darcy ne m’a adressé aucune question, mais il a pu et dû s’étonner de me rencontrer seule, à pied, la nuit, dans Paris. Je tiens beaucoup à son estime, et je l’ai prié de se trouver aujourd’hui à trois heures devant ta maison. Je voulais qu’il entendît de ta bouche l’explication toute naturelle de ma promenade nocturne. C’est fait. Je n’ai plus qu’à le remercier de l’appui qu’il m’a donné hier et de la peine qu’il vient de prendre en montant les quatre étages.
Cette péroraison fut appuyée d’un coup d’œil à Darcy, qui en comprit parfaitement le sens et qui se disposa à battre en retraite. Il ne voulut cependant pas