– Va retrouver ta chère malade, lui dit-il, et prends ceci, en attendant que tu déménages.
Il avait tiré de son portefeuille un billet de cent francs qu’il mit dans la main d’Alain et il reprit:
– Ne me remercie pas et remonte chez toi bien vite.
Alain obéit. Au ton de son maître, il avait compris que ce n’était pas le moment de lui rendre grâces, et il disparut dans l’allée, sans dire un seul mot.
Scaër, après l’avoir escorté jusqu’à la porte, continua de cheminer vers le boulevard Saint-Michel, les yeux toujours fixés sur la plaque municipale qui portait ce nom de Zacharie dont la première syllabe avait un certain air cabalistique. Il la regardait à peu près comme le roi Balthazar dut regarder les mots: «Mané-Thécel-Pharès» qui troublèrent si désagréablement son festin.
Et il était tellement absorbé par cette contemplation, – hypnotisé, diraient les gens qui n’aiment pas à parler comme tout le monde, – qu’il avait oublié de rengainer le portefeuille où il venait de puiser.
En le mettant dans la poche de sa redingote, ses doigts touchèrent un objet qu’il y avait laissé et qui tenait peu de place: le carnet, le fameux carnet volé qu’il portait toujours sur lui, depuis l’avant-veille.
Il n’en fallut pas davantage pour que les réminiscences qui hantaient sa cervelle prissent subitement un corps.
Il se rappela tout à coup que c’était sur un des feuillets de ce carnet qu’il avait vu la syllabe, l’énigmatique syllabe dont il devinait le sens, depuis que, pour compléter le mot, il n’avait qu’à regarder la muraille.
Il n’était cependant pas absolument sûr de ne pas se tromper et il s’empressa de vérifier, en se félicitant d’avoir renvoyé Alain qui l’aurait gêné.
Il n’eut pas de peine à retrouver les pages où figuraient les indications mystérieuses et il n’eut pas plutôt revu la première que l’explication du plan qu’on y avait tracé lui sauta aux yeux.
Les trois rues et le quai y étaient marqués par des lignes droites, entrecroisées, et les légendes tronquées: Zach. et Huch. s’appliquaient certainement à la rue Zacharie et à la rue de la Huchette.
C’était si évident que Scaër s’étonna de ne pas avoir deviné, quand il avait feuilleté le carnet pour la première fois, car, à ce moment, Alain lui avait donné son adresse: rue de la Huchette, 22. Huch. était la moitié de Huchette. Il n’y avait pas songé. Il est vrai qu’Alain ne lui avait pas parlé de la rue Zacharie.
Maintenant, une indication complétait l’autre, et après avoir visité les rues désignées en abrégé sur l’agenda, il ne douta plus que le carré marqué sur le plan ne représentât l’immeuble où Alain et sa malade étaient logés.
Cette découverte n’éclaircissait pas le mystère.
Qu’un drame se fût passé là, et qu’on y eût caché le produit ou la preuve d’un crime, c’était possible. Et il était permis de supposer que l’hospitalière gérante savait à quoi s’en tenir sur ce point. On pouvait même admettre que si elle y hébergeait gratis le pauvre ménage du gars aux biques, c’était afin d’empêcher les gens trop curieux de s’introduire dans la maison et aussi afin d’être promptement informée au cas où la police s’aviserait d’y envoyer quelque architecte, sous prétexte que le bâtiment menaçait ruine. Mais que conclure de tout cela et par quel lien l’histoire de cette femme se rattachait-elle à l’histoire du carnet volé au bal de l’Opéra? La lettre trouvée dans ce carnet était adressée à un homme, puisqu’elle commençait par: «Mon cher associé.»
Il n’y était pas du tout question de cette Mme Chauvry qui avait racolé Alain et Zina sur le boulevard Saint-Michel. Et pourtant cette femme devait tenir quelques-uns des fils de l’intrigue compliquée de cette pièce à plusieurs personnages.
Et celle-là, on pouvait la retrouver. Elle avait donné son adresse à ses locataires d’occasion, et si elle n’habitait pas Clamart, elle devait y être connue, puisqu’elle y recevait ses lettres. Elle avait défendu à Alain de venir l’y voir, mais rien n’empêchait Hervé d’y aller prendre des informations.
Et d’ailleurs, même à Paris, c’est le pont aux ânes que de découvrir à qui appartient un immeuble. Au bureau du percepteur, on sait bien à quel nom les impositions sont portées sur les rôles et par qui elles sont payées.
Donc, il ne tenait qu’à Hervé de se renseigner.
Il y songeait lorsqu’il se posa à lui-même une question: Quel intérêt sérieux avait-il à connaître le fond de cette affaire?
Il aurait pu s’amuser à le chercher comme on s’amuse à deviner un rébus. Mais il avait des préoccupations plus graves, et c’eût été perdre son temps que d’entreprendre des démarches où il risquerait de se compromettre, – peut-être même attirer sur lui et sur d’autres la vengeance de gredins dangereux.
– Parbleu! se dit-il, je serais bien sot de me mettre martel en tête à propos de choses qui ne me regardent pas. J’ai assez d’autres soucis… d’abord, mon mariage, car mon stage commence à m’ennuyer et, s’il se prolongeait, ma situation deviendrait très fausse… à tous les points de vue. Tant que le contrat ne sera pas signé, je ne serai sûr de rien. Je ne doute pas de la parole de M. de Bernage, mais enfin il pourrait se raviser au dernier moment… et puis, sa fille me plaît déjà moins qu’au début de nos relations… elle finirait par ne plus me plaire du tout. Si cela arrivait… je me connais… je ne l’épouserais pas… et alors, je n’aurais plus qu’à m’en aller chercher fortune en Australie, car mes créanciers ne feraient qu’une bouchée de mes terres. Donc, il faut absolument que je presse la conclusion… et on dirait que le diable s’amuse à la retarder. Dimanche, au moment où j’allais aborder la question, j’ai été interrompu par toute une série d’incidents, et, depuis deux jours, j’en suis toujours au même point… pas de nouvelles du père ni de la fille… il est vrai que je n’ai rien fait pour en avoir. Je vais me remettre à l’œuvre, sans plus m’inquiéter de cette espèce de Tour de Nesle de la rue Zacharie. Si je m’intéressais à quelqu’un, ce serait à ma fée du dolmen de Trévic, mais je n’entends plus parler de cette marquise et je ferai peut-être sagement de ne pas courir après elle.
De tous ces raisonnements, Hervé conclut qu’il ne devait s’occuper que d’Alain Kernoul et de sa chère malade. Pour les installer convenablement, il n’avait pas besoin de Mme Mazatlan, car l’argent ne lui manquait pas encore. Un propriétaire foncier en trouve toujours tant qu’il n’est pas dépossédé de ses immeubles.
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