Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Emile Gaboriau
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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homme est-ce ? demanda-t-il vivement.

      – Oh ! il ne ressemble pas aux gens qui boivent chez ma belle-mère. Je ne l’ai vu qu’une fois, mais sa figure m’est restée dans la tête. C’était un dimanche. Il était dans une voiture arrêtée près des terrains vagues et parlait à Polyte. Quand il a été parti, mon mari m’a dit : « Tu vois ce vieux-là, il fera notre fortune. » Je lui ai trouvé l’air d’un monsieur bien respectable….

      – C’est assez, interrompit Lecoq ; maintenant il s’agit, ma bonne, de venir déposer devant le juge. J’ai une voiture en bas. Prenez votre enfant si vous voulez, mais hâtez-vous, venez vite, venez….

      Chapitre 26

      M. Segmuller était de ces magistrats qui chérissent leur profession d’un amour sans partage, qui s’y donnent corps et âme et mettent à l’exercer tout ce qu’ils ont d’énergie, d’intelligence et de sagacité.

      Juge d’instruction, il apportait à la recherche de la vérité la passion tenace du médecin luttant contre une maladie inconnue, l’enthousiasme de l’artiste s’épuisant à la poursuite du beau.

      C’est dire combien impérieusement s’était emparée de son esprit cette affaire ténébreuse du cabaret de la Chupin qui lui était confiée.

      Il y découvrait tout ce qui doit irriter l’intérêt : grandeur du crime, obscurité des circonstances, mystère impénétrable enveloppant les victimes et le meurtrier, attitude étrange d’un prévenu énigmatique.

      L’élément romanesque ne manquait pas, représenté par ces deux femmes dont on avait perdu les traces, et par cet insaisissable complice.

      Enfin l’anxiété du résultat était une attraction de plus. L’amour-propre ne perd jamais ses droits ; et M. Segmuller songeait que le succès serait d’autant plus honorable que les difficultés auraient été plus grandes. Et il espérait vaincre, surtout ayant un auxiliaire comme Lecoq, ce débutant en qui il avait reconnu des facultés extraordinaires et le génie de son état.

      Aussi, l’idée ne lui vint-elle pas, après une journée écrasante, de se soustraire à la tyrannie de ses préoccupations ni de remettre les soucis au lendemain.

      Il se hâta de dîner, avalant la bouchée double, et, son café pris, il se remit à la besogne avec une nouvelle ardeur.

      Il avait emporté l’interrogatoire du soi-disant artiste forain, et il l’étudiait à la façon de l’ingénieur qui rôde autour de la place qu’il assiège, pour en reconnaître les endroits faibles où doivent converger les efforts de l’attaque.

      Toutes les réponses, il les analysait, il en pesait les expressions une à une. Il cherchait le joint où il pourrait glisser quelque victorieuse question qui, semblable à une mine, disloquerait le système de défense.

      Une bonne partie de sa nuit fut employée à ce travail, ce qui ne l’empêcha pas d’être debout de meilleure heure qu’à l’ordinaire.

      Dès huit heures, il était habillé et rasé, il avait arrangé ses papiers, pris son chocolat, et il se mettait en route.

      Il oubliait que l’impatience qui le dévorait ne bouillonnait pas dans les veines des autres. Il s’en aperçut bientôt.

      C’est à peine si le Palais de Justice s’éveillait lorsqu’il y arriva. Toutes les portes même n’étaient pas encore ouvertes. Dans les couloirs, des huissiers et des garçons de bureaux mal éveillés, se détiraient en échangeant leurs vêtements de ville contre leur costume officiel.

      D’autres, en bras de chemise, balayaient et époussetaient, avec mille précautions toutefois, et de façon à ne pas mettre en mouvement des dunes de poussière dont le niveau monte tous les jours.

      Par la fenêtre des vestiaires, les loueuses de costumes secouaient les robes des avocats, tristes loques noires en ce moment, toges magiques à l’audience, lorsqu’il s’en échappe des flots d’éloquence et des essaims d’arguments. Dans les cours, quelques petits clercs d’avoué polissonnaient en attendant l’ouverture du greffe ou des bureaux d’enregistrement.

      M. Segmuller, qui avait à consulter le procureur impérial, se rendit tout d’abord au parquet. Personne n’était arrivé.

      De dépit, il alla s’enfermer dans son cabinet, l’œil sur sa pendule, bien près de s’étonner de la lenteur des aiguilles à se mouvoir.

      À neuf heures dix minutes, Goguet, le souriant greffier, parut et fut accueilli par un : « Ah ! vous voici enfin ! » qui dut ne lui laisser aucun doute sur l’humeur du bon juge d’instruction.

      Goguet, cependant, était en avance. Goguet, pressé par la curiosité, s’était hâté d’arriver.

      Il voulut s’excuser, se disculper, mais M. Segmuller lui ferma la bouche assez vertement pour lui ôter toute envie de répliquer.

      – Allons, pensa-t-il, le vent souffle du mauvais côté, ce matin.

      Et ployant l’échine sous la bourrasque, il passa philosophiquement ses manches de lustrine noire, gagna sa petite table et parut s’absorber dans la taille de ses plumes et la préparation de son papier.

      Au fond, il était vexé. La veille au soir, tout en causant, avec madame Goguet, de l’énigmatique prévenu, il lui était venu différentes idées qu’il n’eût pas été fâché de soumettre au juge.

      L’occasion eût été mal choisie. M. Segmuller, le flegme personnifié d’ordinaire, l’homme par excellence grave, méthodique et tout en dedans, était devenu méconnaissable. Il se promenait de long en long dans son cabinet, se levait, s’asseyait, gesticulait, enfin paraissait ne pouvoir tenir en place.

      – Décidément, se disait le greffier, l’écheveau ne se débrouille pas, les affaires de Mai vont très bien !

      En ce moment il en était ravi ; il se rangeait du côté du prévenu, tant sa rancune était grande.

      De neuf heures et demie à dix heures, M. Segmuller ne sonna pas son huissier moins de cinq fois, et cinq fois, il lui adressa les mêmes questions :

      – Êtes-vous sûr que M. Lecoq, l’agent du service de la sûreté, ne se soit pas présenté ?… Informez-vous… Il est impossible qu’il ne m’ait pas envoyé quelqu’un ; il doit m’avoir écrit.

      Chaque fois, l’huissier surpris dut répondre :

      – Personne n’est venu, il n’y a pas de lettre.

      La colère gagnait le juge.

      – Conçoit-on cela, murmurait-il, je suis sur des charbons ardents et cet agent se permet de se faire attendre… Où peut-il être allé ?…

      En dernier lieu, il ordonna à l’huissier de voir si on ne trouverait pas Lecoq aux environs, dans quelque estaminet ; de le chercher et de le lui amener vite, bien vite.

      L’huissier parti, M. Segmuller sembla reprendre son calme.

      – Nous sommes là que nous perdons un temps précieux, dit-il à Goguet, je me décide à interroger le fils de la veuve Chupin… ce sera toujours cela de fait. Allez dire qu’on me l’amène, Lecoq a dû remettre l’ordre d’extraction…

      Moins d’un quart d’heure après, Polyte faisait son entrée dans le cabinet du juge d’instruction.

      C’était bien, de la tête aux pieds, de la casquette de toile cirée aux pantoufles de tapisserie à dessins voyants, c’était bien l’homme du portrait que la pauvre Toinon-la-Vertu enveloppait de ses regards passionnés.

      Seulement, le portrait était flatté.

      La photographie n’avait pu fixer l’expression de basse astuce de ce visage de coquin, l’impudence du sourire, la lâche férocité de l’œil fuyant. Elle n’avait pu rendre ni le teint flétri et plombé, ni le clignotement inquiétant des paupières, ni les lèvres minces, pincées sur des dents courtes et