Il rappela donc durement à Polyte sa position, lui donnant à entendre que, de son attitude et de ses réponses dépendrait beaucoup le jugement à intervenir dans l’affaire où il se trouvait impliqué.
Polyte écoutait d’un air nonchalant et quelque peu ironique.
Dans le fait, il se souciait infiniment peu de la menace. Il avait consulté et se croyait sûr de son compte. On lui avait dit qu’il ne pouvait pas être condamné à plus de six mois de prison. Que lui importait un mois de plus ou de moins !
Le juge, qui surprit ce sentiment dans l’œil du gredin, abrégea.
– La justice, dit-il, attend de vous des renseignements sur quelques habitués du cabaret de votre mère.
– C’est qu’il y en a beaucoup, m’sieu, répondit le garnement d’une voix enrouée, traînarde, ignoble.
– En connaissez-vous un du nom de Gustave ?
– Non, m’sieu.
Insister, c’était risquer de donner l’éveil à Polyte, si par hasard il était de bonne foi ; M. Segmuller poursuivit donc :
– Vous devez, du moins, vous rappeler Lacheneur ?
– Lacheneur ?… C’est la première fois que j’entends ce nom.
– Prenez garde !…. la police sait beaucoup de choses.
Le garnement ne broncha pas.
– Je dis la vérité, m’sieu, insista-t-il, quel intérêt aurais-je à mentir ?…
La porte, qui s’ouvrit brusquement, lui coupa la parole. Toinon-la-Vertu parut, son enfant sur les bras.
À la vue de son mari, la malheureuse jeta un cri de joie et s’avança vivement… Mais Polyte, reculant, la cloua sur place d’un regard terrible.
– Il faudrait être mon ennemi, prononça-t-il d’un ton farouche, pour prétendre que je connais un nommé Lacheneur !… J’en voudrais à la mort à qui dirait ce mensonge ; oui, à la mort … et je ne pardonnerais jamais !
Chapitre 27
Ayant reçu l’ordre de chercher partout Lecoq, et de le ramener s’il le rencontrait, l’huissier de M. Segmuller s’était mis en campagne.
La commission ne lui déplaisait pas ; c’était une occasion de quitter son poste, un prétexte de légitime flânerie aux environs.
C’est à la Préfecture qu’il se rendit tout d’abord, par le plus long, bien entendu, par le quai. Mais à la Permanence, où il s’adressa, personne n’avait aperçu le jeune policier.
Il se rabattit alors sur les estaminets et les débits de boissons qui entourent le Palais de Justice et vivent de sa clientèle.
Commissionnaire consciencieux, il entra partout, et même ayant rencontré des connaissances, il se crut obligé à une politesse à 50 centimes la canette… Mais pas de Lecoq !
Il rentrait en hâte, un peu inquiet de la durée de son absence, quand une voiture qui arrivait à fond de train s’arrêta court devant la grille du Palais.
Machinalement, il regarda. O bonheur ! De cette voiture, il vit descendre Lecoq, suivi du père Absinthe et de la belle-fille de la veuve Chupin.
Du coup, il retrouva son aplomb, et c’est du ton le plus important qu’il transmit au jeune policier l’ordre de le suivre sans perdre une minute.
– Monsieur le juge vous a déjà demandé nombre de fois, disait-il, son impatience est extrême, il est d’une humeur massacrante, et vous pouvez vous attendre à avoir la tête lavée de la belle façon.
Lecoq souriait, tout en montant l’escalier. N’avait-il pas à présenter la plus victorieuse des justifications ? Même il se faisait une fête de l’agréable surprise du juge, et il lui semblait voir son visage irrité s’épanouir soudain.
Et cependant les embarras de l’huissier et son insistance devaient avoir le plus désastreux résultat.
Pressé comme il l’était, le jeune policier ne vit nul inconvénient à ouvrir sans frapper la porte du cabinet de M. Segmuller, et il eut l’inspiration fatale de pousser en avant la malheureuse dont le témoignage pouvait être si décisif.
La stupeur le cloua net sur place, quand il vit que le juge n’était pas seul, quand il reconnut en ce témoin qu’on interrogeait, l’homme du portrait, Polyte Chupin.
À l’instant, il comprit l’étendue de la faute, ses conséquences, et combien il importait d’empêcher toute communication, tout échange de pensées entre le mari et la femme.
Il bondit jusqu’à Toinon-la-Vertu, et la secouant rudement par le bras, il lui commanda de sortir à l’instant.
– Vous ne pouvez rester ici, lui criait-il, allons, venez !…
Mais la pauvre créature était tout éperdue, défaillante d’émotion, plus tremblante que la feuille. Hors son mari, elle était incapable de rien voir, de rien entendre. Retrouver ce misérable qu’elle adorait, quel ravissement ! Mais pourquoi reculait-il, pourquoi lui lançait-il des regards farouches ?
Elle voulait parler, s’expliquer … Elle se débattit donc un peu, oh ! bien peu, assez cependant pour recueillir la phrase de Polyte, qui entra dans son cerveau comme une balle.
Ce que voyant, le jeune policier la saisit par la taille, la souleva comme une plume, et l’emporta dans la galerie.
Cette scène n’avait pas duré une minute en tout, et M. Segmuller en était encore à formuler une observation, que déjà la porte était refermée et qu’il se retrouvait seul avec Polyte.
– Eh ! eh !… pensait Goguet, frétillant d’aise, voici du nouveau !…
Mais comme ses à-parte ne lui faisaient jamais négliger sa besogne de greffier, il se pencha à l’oreille du juge, pour demander :
– Dois-je inscrire ce qu’a dit en dernier lieu le témoin ?
– Certes ! répondit M. Segmuller, et mot pour mot, s’il vous plaît !
Il s’arrêta ; la porte s’ouvrait une fois encore et livrait passage à l’huissier qui, timidement et d’un air fort penaud, remit un billet et sortit.
Ce billot, écrit au crayon par Lecoq, sur une feuille arrachée à son calepin, disait au juge le nom de la femme, et lui donnait brièvement, mais clairement, les renseignements recueillis.
– Ce garçon-là pense à tout … murmura M. Segmuller.
Le sens de la scène qu’il n’avait fait qu’entrevoir éclatait maintenant à ses yeux.
Tout lui était expliqué !
Il n’en regrettait que plus amèrement cette rencontre fatale qui venait d’avoir lieu dans son cabinet. Mais à qui devait-il s’en prendre ? À lui, à lui seul, à son impatience, à son défaut de prévoyance quand, son huissier parti, il avait envoyé chercher Polyte Chupin.
Cependant, comme il ne pouvait se douter de l’influence énorme de cette circonstance sur l’instruction, il ne s’en alarma pas et ne songea qu’à tirer parti des documents précieux qui lui arrivaient.
– Poursuivons, dit-il à Polyte.
Le gredin eut un geste d’insouciant assentiment. Sa femme sortie, il n’avait plus bougé, indifférent en apparence à tout ce qui se passait.
– C’est votre femme que nous venons de voir ? demanda M. Segmuller.
– Oui.
– Elle voulait se jeter à votre cou, vous l’avez repoussée.
– Je ne l’ai pas repoussée, m’sieu.
– Vous