– Comme cela, c’est mon histoire que vous me demandez ?
– Oui.
– Pour lors, monsieur le juge, vous saurez qu’un beau jour, il y a de cela quarante-cinq ans, le père Tringlot, directeur d’une troupe pour la souplesse, la force et la dislocation, s’en allait de Guingamp à Saint-Brieuc par la grande route. Naturellement, il voyageait dans ses deux grandes voitures, avec son épouse, son matériel et ses artistes. Très bien. Mais voilà que peu après avoir dépassé un gros bourg nommé Chatelaudren, regardant de droite et de gauche, il aperçoit sur le revers d’un fossé quelque chose de blanc qui grouillait. « Faut que je voie ce que c’est, » dit-il à son épouse. Il arrête, descend, va au fossé, prend la chose et pousse un cri. Vous me demanderez : Qu’avait-il donc trouvé, cet homme ? Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple. Il venait de trouver votre serviteur, alors âgé d’environ dix mois.
Il salua à la ronde sur ces derniers mots.
– Naturellement, reprit-il, le père Tringlot me porte à son épouse, une bien brave femme, tout de même. Elle me prend, m’examine, me tâte, et dit : « Il est fort, ce môme, et bien venant ; il faut le garder, puisque sa mère a eu l’abomination de l’abandonner. Je lui donnerai des leçons, et dans cinq ou six ans il nous fera honneur. » Là dessus, on commence à me chercher un nom. On était aux premiers jours du mois de mai ; il fut décidé que je m’appellerais Mai, et Mai je suis depuis ce jour-là, sans prénom.
Il s’interrompit, et son regard s’arrêta successivement sur ses trois auditeurs, comme s’il eût quêté une approbation.
L’approbation ne venant pas, il poursuivit :
– C’était un homme simple, le père Tringlot, et ignorant les lois. Il ne déclara pas sa trouvaille à l’autorité. De la sorte, je vivais, mais je n’existais pas, puisqu’il faut être inscrit sur un registre de mairie pour exister.
Tant que j’ai été moutard, je ne me suis pas inquiété de cela.
Plus tard, quand j’ai été sur mes seize ans, quand je venais à penser à la négligence du bonhomme, je m’en réjouissais au dedans de moi-même.
Je me disais : Mai, mon gars, tu n’es couché sur aucun registre du gouvernement, donc tu ne tireras pas au sort, par conséquent tu ne partiras pas soldat.
Ce n’était pas du tout dans mon idée d’être soldat, je ne me serais pas fait inscrire pour un boulet de canon.
Bien plus tard encore, l’âge de la conscription passé, un homme de loi m’a dit que si je réclamais pour avoir un état civil on me ferait de la peine. Alors, je me suis décidé à exister en contrebande.
De n’être personne, ça a ses bons et ses mauvais côtés. Je n’ai pas servi, c’est vrai, mais je n’ai jamais eu de papiers.
Ah !… ça m’a fait manger de la prison plus souvent qu’à mon tour. Mais comme, en définitive, je n’ai jamais été fautif, je m’en suis toujours tiré… Et voilà pourquoi je n’ai pas de prénom, et comment je ne sais pas au juste où je suis né…
Si la vérité a un accent particulier, ainsi que l’ont écrit des moralistes, le meurtrier avait trouvé cet accent-là.
Voix, geste, regard, expression, tout était d’accord : pas un mot de sa longue narration n’avait détonné.
– Maintenant, dit froidement M. Segmuller, quels sont vos moyens d’existence ?
À la mine déconfite du meurtrier, on eût juré qu’il avait compté que son éloquence allait lui ouvrir les portes de la prison.
– J’ai un état, répondit-il piteusement, celui que m’a montré la mère Tringlot. J’en vis, et j’en ai vécu en France et dans d’autres contrées.
Le juge pensa trouver là un défaut de cuirasse.
– Vous avez habité l’étranger ? demanda-t-il.
– Un peu !… Voilà seize ans que je travaille, tantôt en Allemagne, tantôt en Angleterre, avec la troupe de M. Simpson.
– Ainsi vous êtes saltimbanque. Comment avec un tel métier vos mains sont-elles si blanches et si soignées ?
Loin de paraître embarrassé, le prévenu étala ses mains et les examina avec une visible complaisance.
– C’est vrai, au moins, fit-il, qu’elles sont jolies … c’est que je les soigne.
– On vous entretient donc à ne rien faire ?
– Ah !… mais non !… Seulement, monsieur le juge, je suis, moi, pour parler au public, pour « tourner le compliment, » pour faire le boniment, comme on dit … et, sans me flatter, j’ai une certaine capacité.
M. Segmuller se caressait le menton, ce qui est son tic lorsqu’il suppose qu’un prévenu s’enferre.
– En ce cas, dit-il, veuillez me donner un échantillon de votre talent.
– Oh !… fit l’homme, semblant croire à une plaisanterie, oh !…
– Obéissez, je vous prie, insista le juge.
Le meurtrier ne se défendit plus. À la seconde même, sa mobile physionomie prit une expression toute nouvelle, mélange singulier de bêtise, d’impudence et d’ironie.
En guise de baguette, il prit une règle sur le bureau du juge, et d’une voix fausse et stridente, avec des intonations bouffonnes, il commença :
« Silence, la musique !… Et toi, la grosse caisse, la paix !… Voici, messieurs et dames, l’heure, l’instant et le moment de la grrrande et unique représentation du théâtre des prestiges, sans pareil au monde pour le trapèze et la danse de corde, les élévations et les dislocations, et autres exercices de grâce, de souplesse et de force, avec le concours d’artistes de la capitale ayant eu l’honneur…. »
– Il suffit !… interrompit le juge, vous débitiez cela en France, mais en Allemagne ?…
– Naturellement, je parle la langue du pays.
– Voyons !… commanda M. Segmuller, dont l’allemand était la langue maternelle.
Le prévenu quitta son air niais, se grima d’une importance comique, et sans l’ombre d’une hésitation il reprit du ton le plus emphatique :
« Mit Bewilligung der hochlœblichen Obrigkeit wird heute vor hiesiger ehrenwerthen Bürgerschaft zum erstenmal aufgeführt… Genovefa, oder die…. »
[Note : Avec la permission de l’autorité locale, sera représentée devant l’honorable bourgeoisie, pour la première fois … Geneviève ou la…]
– Assez !… dit durement le juge.
Il se leva, peut-être pour cacher sa déception, et ajouta :
– On va aller chercher un interprète, qui nous dira si vous vous exprimez aussi facilement en anglais.
Lecoq, sur ces mots, s’avança modestement :
– Je parle l’anglais, dit-il.
– Alors, très bien. Vous m’avez entendu, prévenu…
Déjà l’homme s’était une fois encore transformé. Le flegme et la gravité britanniques se peignaient sur son visage, ses gestes étaient devenus roides et compassés. C’est du ton le plus sérieux qu’il dit :
« Ladies, and Gentlemen, Long life to our queen, and to the honourable mayor of that town. No country England excepted, our glorious England ! – should produce such a strange thing, such a parangon of curiosity… »
[Note : Mesdames et messieurs. Longue vie à notre reine et à l’honorable maire de cette ville. Aucune contrée,