Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Emile Gaboriau
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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me tâtaient, ils me regardaient, ils passaient la chandelle devant mes yeux…

      Tout cela était débité avec un sentiment d’amertume profonde, mais sans colère, violemment, mais sans déclamation, comme toutes les choses que l’on sent très vivement.

      Et la même réflexion venait en même temps au juge et au jeune policier.

      – Celui-là, pensaient-ils, est très fort, on n’en aura pas raison aisément.

      Après une minute de méditation, M. Segmuller reprit :

      – On s’explique, jusqu’à un certain point, un premier mouvement de désespoir dans la prison. Mais plus tard, ce matin même, vous avez refusé la nourriture qu’on vous offrait….

      La sombre figure de l’homme s’éclaira soudain à cette question, ses yeux eurent un clignotement comique, et enfin il éclata de rire, d’un bon rire bien gai, bien franc, bien sonore.

      – Ça, dit-il, c’est une autre affaire. Certainement, j’ai tout refusé, mais vous allez voir pourquoi … J’avais les mains prises dans le sac, et les gardiens prétendaient me faire manger comme un poupon à qui sa nourrice donne la bouillie … Ah ! mais non … j’ai serré les lèvres de toutes mes forces. Alors il y en a un qui a essayé de m’ouvrir la bouche de force pour y fourrer la cuillère, comme on ouvre la gueule d’un chien malade pour l’obliger à gober une médecine … Dame !… celui-là j’ai essayé de le mordre, c’est vrai, et si son doigt s’était trouvé entre mes dents, il y restait. Et c’est pour cette raison qu’ils se sont tous mis à lever les bras au ciel, et à dire en me montrant : « Voilà un redoutable malfaiteur, un fier scélérat ! ! ! »

      Ce souvenir lui semblait bien réjouissant, car il se reprit à rire de plus belle, à la grande stupéfaction de Lecoq, au grand scandale du bon Goguet, le greffier.

      De son côté, M. Segmuller avait grand peine à dissimuler complètement sa surprise.

      – Vous êtes trop raisonnable, je l’espère, dit-il enfin, pour garder rancune à des hommes, qui, en vous attachant, obéissaient à leurs supérieurs, et qui, du reste, ne cherchaient qu’à vous sauver de vos propres fureurs.

      – Hum !… fit le prévenu, redevenant sérieux, je leur en veux encore un petit peu, et si j’en tenais un dans un coin … Mais ça passera, je me connais, je n’ai pas plus de fiel qu’un poulet.

      – Il dépend d’ailleurs de vous d’être bien traité ; soyez calme, et on ne vous remettra pas la camisole de force. Mais il faut être calme…

      Le meurtrier branla tristement la tête.

      – Je serai donc sage, dit-il, quoique ce soit terriblement dur d’être en prison quand on n’a rien fait de mal. Si encore j’étais avec des camarades, on causerait, et le temps passerait … Mais rester seul, tout seul, dans ce trou froid, où on n’entend rien … c’est épouvantable. C’est si humide que l’eau coule le long du mur, et on jurerait que c’est des vraies larmes, des larmes d’homme qui sortent de la pierre….

      Le juge d’instruction s’était penché sur son bureau pour prendre une note. Ce mot : « des camarades », l’avait frappé, et il se proposait de le faire expliquer plus tard.

      – Si vous êtes innocent, continua-t-il, vous serez bientôt relâché, mais il faut établir votre innocence.

      – Que dois-je faire pour cela ?

      – Dire la vérité, toute la vérité, répondre en toute sincérité, sans restrictions, sans arrière-pensée aux questions que je vous poserai.

      – Pour ça, on peut compter sur moi.

      Il levait déjà la main comme pour prendre Dieu et les hommes à témoin de sa bonne foi, M. Segmuller lui ordonna de l’abaisser, en ajoutant :

      – Les prévenus ne prêtent pas serment.

      – Tiens !… fit l’homme d’un air étonné, c’est drôle !

      Tout en semblant laisser s’égarer le prévenu, le juge ne le perdait pas de vue. Il avait surtout voulu, par ces préliminaires, le rassurer, le mettre à l’aise, écarter autant que possible ses défiances, et il estimait le but qu’il se proposait atteint.

      – Encore une fois, reprit-il, prêtez-moi toute votre attention, et n’oubliez pas que votre liberté dépend de votre franchise. Comment vous nommez-vous ?

      – Mai.

      – Quels sont vos prénoms ?

      – Je n’en ai pas.

      – C’est impossible.

      Un mouvement du prévenu trahit une impatience aussitôt maîtrisée.

      – Voici, répondit-il, la troisième fois qu’on me dit cela depuis hier. C’est ainsi, cependant. Si j’étais menteur, rien ne serait si simple que de vous dire que je m’appelle Pierre, Jean ou Jacques … Mais mentir n’est pas mon genre. Vrai, je n’ai pas de prénoms. S’il s’agissait de surnoms, ce serait autre chose, j’en ai eu beaucoup.

      – Lesquels ?…

      – Voyons … pour commencer, quand j’étais chez le père Fougasse, on m’appelait l’Affiloir, parce que, voyez-vous…

      – Qui était ce père Fougasse ?

      – Le roi des hommes pour les bêtes sauvages, monsieur le juge. Ah !… il pouvait se vanter de posséder une ménagerie, celui-là. Tigres, lions, perroquets de toutes les couleurs, serpents gros comme la cuisse, il avait tout. Malheureusement il avait aussi une connaissance qui a tout mangé.

      Se moquait-il, parlait-il sérieusement ? Il était si malaisé de le discerner, que M. Segmuller et Lecoq étaient également indécis. Goguet, lui, tout en minutant l’interrogatoire, riait.

      – Assez !… interrompit le juge, quel âge avez-vous ?

      – Quarante-quatre ou cinq ans.

      – Où êtes-vous né ?…

      – En Bretagne, probablement.

      Pour le coup, M. Segmuller crut découvrir une intention ironique qu’il importait de réprimer.

      – Je vous préviens, dit-il durement, que si vous continuez ainsi, votre liberté est fort compromise. Chacune de vos réponses est une inconvenance.

      La plus sincère désolation, mêlée d’inquiétude, se peignit sur les traits du meurtrier.

      – Ah !… il n’y a pas d’offense, monsieur le juge, gémit-il. Vous me questionnez, je réponds… Vous verriez bien que je dis vrai, si vous me laissiez vous conter ma petite affaire.

      Chapitre 19

      « Prévenu bavard, cause bien instruite, » dit un vieux proverbe du Palais.

      C’est qu’il semble impossible, en effet, qu’un coupable, épié par le juge, puisse parler beaucoup sans que sa langue trahisse son intention ou sa pensée, sans qu’il s’évapore quelque chose du secret qu’il prétend garder.

      Les plus simples, parmi les prévenus, ont compris cela. Aussi, obligés à une prodigieuse contention d’esprit, sont-ils généralement plus que réservés.

      Enfermés dans leur système de défense, comme une tortue dans sa carapace, ils n’en sortent que le moins possible et avec la plus ombrageuse circonspection.

      À l’interrogatoire, ils répondent, il le faut bien, mais c’est comme à regret, brièvement, ils sont avares de détails.

      Ici, l’accusé était prodigue de paroles. Ah !… il n’avait pas l’air de craindre de « se couper. » Il n’hésitait pas, à l’exemple de ceux qui tremblent de disloquer d’un mot le roman qu’ils s’efforcent de substituer à la vérité.

      En d’autres circonstances, c’eût été une présomption en sa faveur.

      – Expliquez-vous