Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu’à l’espérance annoncée. Il n’osait cependant interroger tout de suite sur les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il demanda, pour arriver à la question intéressante:
«De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?»
M. Lecanu l’ignorait parfaitement.
«Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiers directs, il laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en obligations trois pour cent, à votre second fils, qu’il a vu naître, grandir, et qu’il juge digne de ce legs. À défaut d’acceptation de la part de M. Jean, l’héritage irait aux enfants abandonnés». Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s’écria:
«Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. Moi, si je n’avais pas eu de descendant, je ne l’aurais certainement point oublié non plus, ce brave ami!» Le notaire souriait:
«J’ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même la chose. Ça fait toujours plaisir d’apporter aux gens une bonne nouvelle». Il n’avait point du tout songé que cette bonne nouvelle était la mort d’un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même d’oublier subitement cette intimité annoncée tout à l’heure avec conviction.
Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec un mouchoir qu’elle appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs.
Le docteur murmura:
«C’était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent à dîner, mon frère et moi». Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d’un geste familier sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l’y faisait glisser, jusqu’aux derniers poils, comme pour l’allonger et l’amincir.
Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phrase convenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva que ceci:
«Il m’aimait bien, en effet, il m’embrassait toujours quand j’allais le voir». Mais la pensée du père galopait; elle galopait autour de cet héritage annoncé, acquis déjà, de cet argent caché derrière la porte et qui allait entrer tout à l’heure, demain, sur un mot d’acceptation.
Il demanda:
«Il n’y a pas de difficultés possibles?… pas de procès?… pas de contestations?…» M. Lecanu semblait tranquille:
«Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme très nette. Il ne nous faut que l’acceptation de M. Jean.
– Parfait, alors… et la fortune est bien claire?
– Très claire.
– Toutes les formalités ont été remplies?
– Toutes». Soudain, l’ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague, instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner, et il reprit:
«Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatement toutes ces choses, c’est pour éviter à mon fils des désagréments qu’il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassée, est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable. En somme, ce n’est pas moi qui hérite, mais je pense au petit avant tout». Dans la famille on appelait toujours Jean «le petit», bien qu’il fût beaucoup plus grand que Pierre.
Mme Roland, tout à coup, parut sortir d’un rêve, se rappeler une chose lointaine, presque oubliée, qu’elle avait entendue autrefois, dont elle n’était pas sûre d’ailleurs, et elle balbutia:
«Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé sa fortune à mon petit Jean?
– Oui, Madame». Elle reprit alors simplement:
«Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu’il nous aimait». Roland s’était levé:
«Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suite l’acceptation?
– Non… non… monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deux heures, si cela vous convient.
– Mais oui, mais oui, je crois bien!» Alors, Mme Roland qui s’était levée aussi, et qui souriait après les larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son fauteuil, et le couvrant d’un regard attendri de mère reconnaissante, elle demanda:
«Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?
– Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir». La bonne appelée apporta d’abord des gâteaux secs en de profondes boîtes de fer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui semblent cuites pour des becs de perroquet et soudées en des caisses de métal pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des serviettes grises, pliées en petits carrés, ces serviettes à thé qu’on ne lave jamais dans les familles besogneuses. Elle revint une troisième fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire chauffer l’eau. Alors on attendit.
Personne ne pouvait parler; on avait trop à penser, et rien à dire. Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie de pêche, fit l’éloge de la Perle et de Mme Rosémilly.
«Charmante, charmante», répétait le notaire.
Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme en hiver, quand le feu brille, les mains dans ses poches et les lèvres remuantes comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torturé du désir impérieux de laisser sortir toute sa joie.
Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croisées de la même façon, à droite et à gauche du guéridon central, regardaient fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d’expressions différentes.
Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, après avoir émietté dedans une petite galette trop dure pour être croquée; puis il se leva, serra les mains et sortit.
«C’est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deux heures.
– C’est entendu, demain, deux heures». Jean n’avait pas dit un mot.
Après ce départ, il y eut encore un silence, puis le père Roland vint taper de ses deux mains ouvertes sur les eux épaules de son jeune fils en criant:
«Eh bien, sacré veinard, tu ne m’embrasses pas?» Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant:
«Cela ne m’apparaissait pas comme indispensable». Mais le bonhomme ne se possédait plus d’allégresse. Il marchait, jouait du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses talons, et répétait:
«Quelle chance! quelle chance! En voilà une, de chance!» Pierre demanda:
«Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal?» Le père répondit:
«Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison; mais tu te rappelles bien qu’il allait te prendre au collège, les jours de sortie, et qu’il t’y reconduisait souvent après dîner. Tiens, justement, le matin de la naissance de Jean, c’est lui qui est allé chercher le médecin! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s’est trouvée souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s’agissait, et il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est même probable qu’il s’est souvenu de ce détail au moment de mourir; et comme il n’avait aucun héritier il s’est dit: «Tiens, j’ai contribué à la naissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma fortune».» Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut:
«Ah! c’était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare, par