Pierre et Jean. Guy de Maupassant. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Guy de Maupassant
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent».

      J’ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands rapports avec la théorie de l’observation que je viens d’exposer.

      Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l’à-peu-près, ne jamais avoir recours à des supercheries, mêmes heureuses, à des clowneries de langage pour éviter la difficulté.

      On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant ce vers de Boileau:

      D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

      Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d’un mot suivant la place qu’il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d’adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d’être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.

      Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire tout dire, même ce qu’elle n’exprime pas, de l’emplir de sous-entendus, d’intentions secrètes et non formulées, que d’inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l’usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.

      La langue française, d’ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a jeté dans ce courant limpide ses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d’être claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.

      Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas.

      I. «Zut!» s’écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d’heure demeurait immobile…

      «Zut!» s’écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d’heure demeurait immobile, les yeux fixés sur l’eau, et soulevant par moments, d’un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer.

      Mme Roland, assoupie à l’arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers son mari:

      «Eh bien, … eh bien, … Jérôme!» Le bonhomme, furieux, répondit:

      «Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher qu’entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours trop tard». Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l’un à bâbord, l’autre à tribord, chacun une ligne enroulée à l’index, se mirent à rire en même temps et Jean répondit:

      «Tu n’es pas galant pour notre invitée, papa».

      M. Roland fut confus et s’excusa:

      «Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J’invite les dames parce que j’aime me trouver avec elles, et puis, dès que je sens de l’eau sous moi, je ne pense plus qu’au poisson». Mme Roland s’était tout à fait réveillée et regardait d’un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:

      «Vous avez cependant fait une belle pêche». Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup d’oeil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’écailles gluantes et de nageoires soulevées, d’efforts impuissants et mous, et de bâillements dans l’air mortel.

      Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusqu’au bord le flot d’argent des bêtes pour voir celles du fond, et leur palpitation d’agonie s’accentua, et l’odeur forte de leur corps, une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille.

      Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des roses, et déclara:

      «Cristi! ils sont frais, ceux-là!» Puis il continua:

      «Combien en as-tu pris, toi, docteur?» Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:

      «Oh! pas grand-chose, trois ou quatre». Le père se tourna vers le cadet:

      «Et toi, Jean?» Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son frère, sourit et murmura:

      «À peu près comme Pierre, quatre ou cinq». Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père Roland.

      Il avait enroulé son fil au tolet d’un aviron, et, croisant ses bras, il annonça:

      «Je n’essayerai plus jamais de pêcher l’après-midi. Une fois dix heures passées, c’est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au soleil». Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de propriétaire.

      C’était un ancien bijoutier parisien qu’un amour immodéré de la navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu’il eut assez d’aisance pour vivre modestement de ses rentes.

      Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer leurs études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de leur père.

      À la sortie du collège, l’aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé que Jean, s’étant senti successivement de la vocation pour des professions variées, en avait essayé, l’une après l’autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de nouvelles espérances.

      En dernier lieu la médecine l’avait tenté, et il s’était mis au travail avec tant d’ardeur qu’il venait d’être reçu docteur après d’assez courtes études et es dispenses de temps obtenues du ministre. Il était exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d’utopies, et d’idées philosophiques.

      Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait d’obtenir son diplôme de licencié en même temps que Pierre obtenait celui de docteur.

      Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous les deux formaient le projet de s’établir au Havre s’ils parvenaient à le faire dans des conditions satisfaisantes.

      Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frères ou entre soeurs jusqu’à la maturité et qui éclatent à l’occasion d’un mariage ou d’un bonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié. Certes ils s’aimaient, mais ils s’épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux.

      Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de caractère égal; et Pierre s’était énervé, peu à peu, à entendre vanter sans cesse