Pierre et Jean. Guy de Maupassant. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Guy de Maupassant
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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cette ouverture au milieu de la ville l’aspect d’un grand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles, les goélands tournoyaient, épiant pour s’abattre, comme une pierre qui tombe, tous les débris jetés à l’eau; et un mousse, qui rattachait une poulie à l’extrémité d’un cacatois, semblait monté là pour chercher des nids.

      «Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin de finir ensemble la journée? demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.

      – Mais oui, avec plaisir; j’accepte aussi sans cérémonie. Ce serait triste de rentrer toute seule ce soir». Pierre, qui avait entendu et que l’indifférence de la jeune femme commençait à froisser, murmura: «Bon, voici la veuve qui s’incruste, maintenant». Depuis quelques jours il l’appelait «la veuve». Ce mot, sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l’intonation, qui lui paraissait méchante et blessante.

      Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu’au seuil de leur logis. C’était une maison étroite, composée d’un rez-de-chaussée et de deux petits étages, rue Belle-Normande.

      La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde à bon marché, qui possédait à l’excès l’air étonné et bestial des paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta derrière ses maîtres jusqu’au salon qui était au premier, puis elle dit:

      «Il est v’nu un m’sieu trois fois». Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria:

      «Qui ça est venu, nom d’un chien?» Elle ne se troublait jamais des éclats de voix de son maître, et elle reprit:

      «Un m’sieu d’chez l’notaire.

      – Quel notaire?

      – D’chez m’sieu Canu, donc.

      – Et qu’est-ce qu’il a dit, ce monsieur?

      – Qu’m’sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée». M. Lecanu était le notaire et un peu l’ami du père Roland, dont il faisait les affaires. Pour qu’il eût annoncé sa visite dans la soirée, il fallait qu’il s’agît d’une chose urgente et importante; et les quatre Roland se regardèrent, troublés par cette nouvelle comme le sont les gens de fortune modeste à toute intervention d’un notaire, qui éveille une foule d’idées de contrats, d’héritages, de procès, de choses désirables ou redoutables. Le père, après quelques secondes de silence, murmura:

      «Qu’est-ce que cela peut vouloir dire?» Mme Rosémilly se mit à rire:

      «Allez, c’est un héritage. J’en suis sûre. Je porte bonheur». Mais ils n’espéraient la mort de personne qui pût leur laisser quelque chose.

      Mme Roland, douée d’une excellente mémoire pour les parentés, se mit aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mari et du sien, à remonter les filiations, à suivre les branches des cousinages.

      Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau:

      «Dis donc, père (elle appelait son mari «père» dans la maison, et que quelquefois «Monsieur Roland» devant les étrangers), dis donc, père, te rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, en secondes noces?

      – Oui, une petite Duménil, la fille d’un papetier.

      – En a-t-il eu des enfants?

      – Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.

      – Non. Alors il n’y a rien par là». Déjà elle s’animait à cette recherche, elle s’attachait à cette espérance d’un peu d’aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, et qui craignait une désillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, au lieu d’être bonne, était mauvaise, l’arrêta.

      «Ne t’emballe pas, maman, il n’y a plus d’oncle d’Amérique! Moi, je croirais bien plutôt qu’il s’agit d’un mariage pour Jean». Tout le monde fut surpris à cette idée, et Jean demeura un peu froissé que son frère eût parlé de cela devant Mme Rosémilly.

      «Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? La supposition est très contestable. Tu es l’aîné; c’est donc à toi qu’on aurait songé d’abord. Et puis, moi, je ne veux pas me marier».

      Pierre ricana:

      «Tu es donc amoureux?» L’autre, mécontent, répondit:

      «Est-il nécessaire d’être amoureux pour dire qu’on ne veut pas encore se marier?

      – Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu attends.

      – Admets que j’attends, si tu veux». Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, trouva tout à coup la solution la plus vraisemblable.

      «Parbleu! nous sommes bien bêtes de nous creuser la tête.

      M. Lecanu est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, et Jean un cabinet d’avocat, il a trouvé à caser l’un de vous deux». C’était tellement simple et probable que tout le monde en fut d’accord.

      «C’est servi», dit la bonne.

      Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre à table.

      Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle à manger, au rez-de-chaussée.

      On ne parla guère tout d’abord; mais, au bout de quelques instants, Roland s’étonna de nouveau de cette visite du notaire.

      «En somme, pourquoi n’a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyé trois fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même?» Pierre trouvait cela naturel.

      «Il faut sans doute une réponse immédiate; et il a peut-être à nous communiquer des clauses confidentielles qu’on n’aime pas beaucoup écrire». Mais ils demeuraient préoccupés et un peu ennuyés tous les quatre d’avoir invité cette étrangère qui gênerait leur discussion et les résolutions à prendre.

      Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annoncé.

      Roland s’élança.

      «Bonjour, cher maître». Il donnait comme titre à M. Lecanu le «maître» qui précède le nom de tous les notaires.

      Mme Rosémilly se leva:

      «Je m’en vais, je suis très fatiguée». On tenta faiblement de la retenir; mais elle n’y consentit point et elle s’en alla sans qu’un des trois hommes la reconduisît, comme on le faisait toujours.

      Mme Roland s’empressa près du nouveau venu:

      «Une tasse de café, Monsieur?

      – Non, merci, je sors de table.

      – Une tasse de thé, alors?

      – Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d’abord parler affaires». Dans le profond silence qui suivit ces mots on n’entendit plus que le mouvement rythmé de la pendule, et à l’étage au-dessous, le bruit des casseroles lavées par la bonne trop bête même pour écouter aux portes.

      Le notaire reprit:

      «Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, Léon Maréchal?»

      M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation.

      «Je crois bien!

      – C’était un de vos amis?» Roland déclara:

      «Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé; il ne quitte pas le boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l’ai plus revu depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avons cessé de nous écrire. Vous savez, quand on vit loin l’un de l’autre…» Le notaire reprit gravement:

      «M. Maréchal est décédé». L’homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces nouvelles.

      M. Lecanu continua:

      «Mon confrère de Paris vient de me communiquer