Au fond d’une maison, dans un recoin, dans une soupente noire, quelque chose remue!… Deux femmes, cachées là, pitoyablement tapies… De se voir découvertes, la terreur les affole, et nous les avons à nos pieds, tremblant, criant, joignant les mains pour demander grâce. L’une jeune, l’autre un peu vieille, et se ressemblant toutes deux; la mère et la fille. – «Pardon, monsieur, pardon! nous avons grand’peur…» traduit avec naïveté le petit Toum, qui comprend leurs mots entrecoupés. Évidemment, elles attendent de nous les pires choses et la mort… Et depuis combien de temps vivent-elles dans ce trou, ces deux pauvres Chinoises, pensant leur fin venue chaque fois que des pas résonnent sur les pavés de la cour déserte?… Nous laissons à portée de leurs mains quelques pièces de monnaie, qui les humilient peut-être et ne leur serviront guère; mais nous ne pouvons rien de plus, – que ça, et nous en aller.
Autre maison, maison de riches, celle-ci, avec un grand luxe de pots à fleurs en porcelaine émaillée, dans les jardinets tristes. Au fond d’un appartement déjà sombre (car décidément la nuit vient, l’imprécision crépusculaire est commencée) – déjà sombre, mais pas trop saccagée, avec de grands bahuts, de beaux fauteuils encore intacts, – Osman tout à coup recule avec effroi devant quelque chose qui sort d’un seau posé sur le plancher: deux cuisses décharnées, la moitié inférieure d’une femme, fourrée dans ce seau les jambes en l’air!… La maîtresse de cet élégant logis sans doute… Le corps?… Qui sait ce qu’on en a fait, du corps? Mais la tête, la voici: sous ce fauteuil, près d’un chat crevé, c’est sûrement ce paquet noir, où l’on voit s’ouvrir une bouche et des dents, parmi de longs cheveux.
En dehors des grandes voies à peu près droites, qui laissent paraître d’un bout à l’autre leur vide désolé, il y a les ruelles sans vue, tortueuses, aboutissant à des murs gris, – et ce sont les plus lugubres à franchir, au crépuscule et au chant des corbeaux, avec ces petits gnomes de pierre gardant des portes effarantes, avec ces têtes de mort à longue queue traînant partout sur les pavés. Il y a des tournants, baignés d’ombre glacée, que l’on aborde avec un serrement de coeur… Et c’est fini, pour rien au monde nous n’entrerions plus, à l’heure qu’il est, entre chien et loup, dans ces maisons épouvantablement muettes, où l’on fait trop de macabres rencontres…
Nous étions allés loin dans la ville, dont l’horreur et le silence nous deviennent intolérables, à cette tombée de nuit. Et nous retournons vers le quartier des troupes, cinglés par le vent de Nord, transis par le froid et l’obscurité; nous retournons bon pas, les cassons de porcelaine craquant sous nos pieds, avec mille débris qui ne se définissent plus.
La berge, à notre retour, est garnie de soldats qui se chauffent et font cuire leurs soupes à des feux clairs, en brûlant des fauteuils, des tables, des morceaux de sculptures ou de charpentes. Et tout cela, au sortir des rues dantesques, nous paraît du confort et de la joie.
Près de notre jonque, il y a une cantine, improvisée par un Maltais, où l’on vend des choses à griser les soldats. Et j’envoie mes gens y prendre, pour notre souper, des liqueurs à leur choix, car nous avons besoin nous aussi d’être réchauffés, égayés si possible, et nous ferons la fête comme les autres, avec de la soupe fumante, du thé, de la chartreuse, je ne sais quoi encore, – dans notre petit logis de natte, amarré cette fois sur la vase empestée, sur les horribles détritus, et enveloppé comme toujours de tous côtés par la grande froidure noire.
Au dessert, à l’heure des cigarettes dans le sarcophage, Renaud, à qui j’ai donné la parole, me conte que son escadron est campé au bord d’un cimetière chinois de Tien-Tsin et que les soldats d’une autre nation européenne (je préfère ne pas dire laquelle), campés dans le voisinage, passent leur temps à fouiller les tombes pour prendre l’argent qu’on a coutume d’enterrer avec les cadavres.
– Moi, dit-il, moi, mon colonel (pour lui, je suis mon colonel; il ignore l’appellation maritime de commandant qui chez nous est d’usage jusqu’aux cinq galons d’or), moi, je ne trouve pas que c’est bien: ça a beau être des Chinois, il faut laisser les morts tranquilles. Et puis, ça me dégoûte, ils coupent leur viande de ration sur les planches de cercueil! Et moi, je leur fais voir: «Au moins coupez donc là, sur le dessus; pas sur le dedans, qui a touché le macchabée.» Mais ces sauvages-là, mon colonel, ils s’en foutent!
VI
Jeudi 18 octobre.
C’est une surprise, de se réveiller sous un ciel bas et sombre. Nous comptions avoir, comme les matins précédents, ce soleil des automnes et des hivers de Chine, presque jamais voilé, qui rayonne et chauffe même lorsque tout gèle à pierre fendre, et qui nous avait aidés jusqu’ici à supporter les visions de la route. Mais un vélum épais s’est tendu pendant la nuit au-dessus de nos têtes…
Quand nous ouvrons notre porte de jonque, au petit jour à peine naissant, nos chevaux et nos charrettes sont là, qui viennent d’arriver. Sur le sinistre bord, des Mongols, parmi leurs chameaux, se tiennent accroupis autour de feux qui ont brûlé toute la nuit dans la poussière, et, derrière leurs groupes immobilisés, les hautes murailles de la ville, d’un noir d’encre, montent vers l’obscurité des nuages.
Dans la jonque, confiée à deux marins du détachement de Tong-Tchéou qui la garderont jusqu’à notre retour, nous laissons notre petit matériel de nomades – et ce que nous possédons de plus précieux, les dernières des bouteilles d’eau pure que le général nous avait données.
Nous faisons cette dernière étape en compagnie du consul général de France à Tien-Tsin et du chancelier de la légation, qui l’un et l’autre montent à Pékin, escortés d’un maréchal des logis et de trois ou quatre hommes de l’artillerie.
Longue route monotone, par un matin froid et gris, à travers des champs de sorghos roussis par les premières gelées, à travers des villages saccagés et désertés où rien ne bouge plus: campagnes de deuil et d’automne, sur lesquelles commence de tomber lentement une petite pluie triste.
Par instants, il m’arrive de me croire dans les chemins du pays basque, en novembre, parmi des maïs non encore fauchés. Et puis tout à coup, sur mon passage, quelque symbole inconnu se dresse pour me rappeler la Chine, un tombeau de forme mystérieuse, ou bien des stèles étranges posées sur d’énormes tortues de granit.
De loin en loin, nous croisons des convois militaires, d’une nation ou d’une autre, des files de voitures d’ambulance. Ici des Russes, dans les ruines d’un village, s’abritent pour une averse. Là des Américains, qui ont découvert une cachette de vêtements, au fond d’une maison abandonnée, s’en vont joyeux, endossant des manteaux de fourrure.
Des tombeaux, toujours beaucoup de tombeaux; la Chine, d’un bout à l’autre, en est encombrée; les uns, au bord de la route, gisent comme perdus; d’autres s’isolent magnifiquement au milieu d’enclos qui sont des bocages mortuaires, des bois de cèdres aux verdures sombres.
Dix heures. Nous devons approcher de Pékin, dont rien pourtant ne décèle encore le voisinage. Pas une figure de Chinois ne s’est montrée depuis notre départ; les campagnes continuent d’être désertes et inquiétantes de silence, sous le voile de l’imperceptible pluie.
Nous allons passer, paraît-il, non loin du mausolée d’une impératrice, et le chancelier de France, qui connaît ces environs, me propose de faire un détour pour l’apercevoir. Donc, laissant tout notre monde continuer tranquillement l’étape, nous prenons des sentiers de traverse, en allongeant le trot de nos chevaux dans les hautes herbes mouillées.
Bientôt paraissent un canal et un étang, blêmes sous le ciel incolore. Personne nulle part; des tranquillités mornes de pays dépeuplé. Le mausolée, sur la rive d’en face, émerge à peine de l’ombre d’un bois de cèdres, muré de toutes parts; nous ne voyons guère que les premiers