Quand nous rejoignons notre petite troupe, on nous promet l’entrée à Pékin dans une demi-heure. Allons, soit! Mais après les complications et les lenteurs du voyage, on croirait presque n’arriver jamais. Et c’est du reste invraisemblable, qu’une si prodigieuse ville, dans ce pays désert, puisse être là; à toute petite distance en avant de nous.
– Pékin ne s’annonce pas, m’explique mon nouveau compagnon d’étape,
Pékin vous saisit; quand on l’aperçoit, c’est qu’on y est…
La route à présent traverse des groupes de cèdres, des groupes de saules qui s’effeuillent, et, dans l’attente concentrée de voir enfin la Ville céleste, nous trottons sous la pluie très fine – qui ne mouille pas, tant sont desséchantes ces rafales du Nord promenant la poussière toujours et quand même, – nous trottons sans plus parler…
– Pékin! me dit tout à coup l’un de ceux qui cheminent avec moi, désignant une terrible masse obscure, qui vient de se lever au-dessus des arbres, un donjon crénelé, de proportions surhumaines.
Pékin!… Et, en quelques secondes, tandis que je subis la puissance évocatrice de ce nom ainsi jeté, une grande muraille couleur de deuil, d’une hauteur jamais vue, achève de se découvrir, se développe sans fin, dans une solitude dénudée et grisâtre, qui semble un steppe maudit. C’est comme un formidable changement de décor, exécuté sans bruit de machinistes, ni fracas d’orchestre, dans un silence plus imposant que toutes les musiques. Nous sommes au pied de ces bastions et de ces remparts, nous sommes dominés par tout cela, qu’un repli de terrain nous avait caché. En même temps, la pluie devient de la neige, dont les flocons blancs se mêlent aux envolées sombres des détritus et de la poussière. La muraille de Pékin nous écrase, chose géante, d’aspect babylonien, chose intensément noire, sous la lumière morte d’un matin de neige et d’automne. Cela monte dans le ciel comme les cathédrales, mais cela s’en va, cela se prolonge, toujours pareil, durant des lieues. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Pas une herbe non plus le long de ces murs; un sol raviné, poussiéreux, sinistre comme des cendres, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des ossements, un crâne. Et, du haut de chacun des créneaux noirs, un corbeau, qui s’est posté, nous salue au passage en croassant à la mort.
Le ciel est si épais et si bas que l’on y voit à peine clair, et sous l’oppression de ce Pékin longtemps attendu, qui vient de faire au-dessus de nos têtes son apparition déconcertante et soudaine, nous nous avançons, aux cris intermittents de tous ces corbeaux alignés, un peu silencieux nous-mêmes, un peu glacés d’être là, souhaitant voir du mouvement, voir de la vie, voir quelqu’un ou quelque chose sortir enfin de ces murs.
Alors, d’une porte, là-bas en avant, d’une percée dans l’enceinte colossale, sort une énorme et lente bête brune, fourrée de laine comme un mouton géant, – puis deux, puis trois, puis dix: une caravane mongole, qui commence de couler vers nous, dans ce même silence, toujours, où l’on n’entend que les corbeaux croasser. A la file incessante les monstrueux chameaux de Mongolie, tout arrondis de fourrure, avec d’étonnants manchons aux jambes, des crinières comme des lions, processionnent sans fin le long de nos chevaux qui s’effarent; ils ne portent ni cloches ni grelots, comme en ont ces bêtes maigres, aux harmonieuses caravanes des déserts arabiques; leurs pieds s’enfoncent profondément dans la poussière qui assourdit leurs pas, le silence n’est pas rompu par leur marche. Et les Mongols qui les mènent, figures cruelles et lointaines, nous jettent à la dérobée des regards ennemis.
Aperçue à travers un voile de neige fine et de poussière noire, la caravane nous a croisés et s’éloigne, sans un bruit, ainsi qu’une caravane fantôme. Nous nous retrouvons seuls, sous cette muraille de Titans, du haut de laquelle les corbeaux nous regardent passer. Et c’est notre tour à présent de franchir, pour entrer dans la ville ténébreuse, les portes par où ces Mongols viennent de la quitter.
VII. A la légation de France
Nous voici arrivés à ces portes, doubles, triples, profondes comme des tunnels et se contournant dans l’épaisseur des puissantes maçonneries; portes surmontées de donjons à meurtrières qui ont chacun cinq étages de hauteur sous d’étranges toitures courbes, de donjons extravagants qui sont des choses colossales et noires, au-dessus de l’enceinte noire des murailles.
Les pieds de nos chevaux s’enfoncent de plus en plus et disparaissent dans la poussière couleur de charbon, qui est ici aveuglante, souveraine partout, en l’air autant que sur le sol, malgré la petite pluie ou les flocons de neige dont nous avons le visage tout le temps cinglé.
Et, sans bruit, comme si nous marchions parmi des ouates ou des feutres, passant sous les énormes voûtes, nous entrons dans le pays des décombres et de la cendre…
Quelques mendiants dépenaillés, dans des coins, assis à grelotter sous des guenilles bleues; quelques chiens mangeurs de cadavres, comme ceux dont nous avions déjà fait la connaissance en route, – et c’est tout. Silence et solitude au dedans de ces murs comme au dehors. Rien que des éboulements, des ruines et des ruines.
Pays des décombres et de la cendre; surtout pays des petites briques grises, des petites briques pareilles, éparses en myriades innombrables, sur l’emplacement des maisons détruites ou sur le pavé de ce qui fut les rues.
Les petites briques grises, c’est avec ces matériaux seuls que Pékin était bâti, – ville aux maisonnettes basses revêtues de dentelles en bois doré, ville qui ne devait laisser qu’un champ de mièvres débris, après le passage du feu et de la mitraille émiettant toutes ces vieilleries légères.
Nous l’avons du reste abordée, cette ville, par l’un des coins sur lesquels on s’est le plus longtemps acharné: le quartier tartare, qui contenait les légations européennes.
De longues voies droites sont encore tracées dans ce labyrinthe infini de petites ruines, et devant nous tout est gris ou noir; aux grisailles sombres des briques éboulées s’ajoute la teinte monotone des lendemains d’incendie, la tristesse des cendres et la tristesse des charbons.
Parfois, en travers du chemin, elles s’arrangent en obstacle, ces lassantes petites briques, – et ce sont les restes de barricades où l’on s’est longuement battu.
Après quelques centaines de mètres, nous entrons dans la rue de ces légations qui viennent de fixer, durant des mois, l’anxieuse attention du monde entier.
Tout y est en ruine, il va sans dire; mais des pavillons européens flottent sur les moindres pans de mur, et nous retrouvons soudainement ici, au sortir de ruelles solitaires, une animation comme à Tien-Tsin, un continuel va-et-vient d’officiers et de soldats, une étonnante bigarrure d’uniformes.
Déployé sur le ciel d’hiver, un grand pavillon de France marque l’entrée de ce qui fut notre légation; deux monstres en marbre blanc, ainsi qu’il est d’étiquette devant tous les palais de la Chine, sont accroupis au seuil, et des soldats de chez nous gardent cette porte – que je franchis avec recueillement au souvenir des héroïsmes qui l’ont défendue.
Nous mettons enfin pied à terre parmi des monceaux de débris, sur une sorte de petite place intérieure où les rafales s’engouffrent, près d’une chapelle et à l’entrée d’un jardin dont les arbres s’effeuillent au vent glacé. Les murs autour de nous sont tellement percés de balles que l’on dirait presque un amusement, une gageure: ils ressemblent à des cribles. Là-bas, sur notre droite, ce tumulus de décombres, c’est la légation proprement dite, anéantie par l’explosion d’une mine chinoise. Et à notre gauche il y a la maison du chancelier, où s’étaient réfugiés pendant le siège les braves défenseurs du lieu, parce qu’elle semblait moins exposée; c’est là qu’on m’a offert de me recueillir; elle n’est pas détruite, mais tout y est sens dessus dessous, bien entendu, comme un lendemain de bataille; et, dans la chambre où je coucherai, les plâtriers travaillent encore