Les derniers jours de Pékin. Pierre Loti. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Pierre Loti
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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se jetaient à l’arme blanche au-devant de la mort, sous des pluies de balles, contre des troupes dix fois plus nombreuses.

      Captives à présent, les déesses sont la propriété – et le bibelot curieux, si l’on peut dire – des sept nations alliées. On ne les maltraite point. On les enferme seulement, de peur qu’elles ne se suicident, ce qui est devenu leur idée fixe. Dans la suite, quel sera leur sort? Déjà on se lasse de les voir, on ne sait plus qu’en faire.

      Cernées, un jour de déroute, dans une jonque où elles venaient de se réfugier, elles s’étaient jetées dans le fleuve, avec leur mère qui les suivait toujours. Au fond de l’eau, des soldats les repêchèrent toutes les trois, évanouies. Elles, les déesses, après des soins très longs, reprirent leurs sens. Mais la maman ne rouvrit jamais ses yeux obliques de vieille Chinoise, et on fit croire à ses filles qu’elle était soignée dans un hôpital, d’où elle ne tarderait pas à revenir. D’abord, les prisonnières étaient braves, très vivantes, hautaines même, et toujours parées. Mais ce matin, on leur a dit qu’elles n’avaient plus de mère, et c’est là ce qui vient de les abattre comme un coup de massue.

      N’ayant pas d’argent pour s’acheter des robes de deuil, qui en Chine se portent blanches, elles ont demandé au moins ces bottines de cuir blanc, qui chaussent à cette heure leurs pieds de poupée, et qui sont essentielles ici, comme chez nous le voile de crêpe.

      Frêles toutes deux, d’une pâleur jaune de cire, à peine jolies, avec une certaine grâce quand même, un certain charme comme il faut, elles restent là, l’une devant l’autre, sans larmes, les yeux rivés à terre et les bras tombants. Leurs regards désolés ne se lèvent même pas pour savoir qui entre, ni ce qu’on leur veut; elles n’ont pas un mouvement à notre arrivée, pas un geste, pas un sursaut. Rien ne leur est plus. C’est l’indifférence à toute chose, dans l’attente de la mort.

      Et voici qu’elles nous inspirent un respect inattendu, par la dignité de leur désespoir, un respect, et surtout une compassion infinie. Nous ne trouvons rien à nous dire, gênés à présent d’être là, comme d’une inconvenance que nous aurions commise.

      L’idée nous vient alors de déposer des dollars en offrande sur le lit défait; mais l’une des soeurs, toujours sans paraître nous voir, jette les pièces à terre et, d’un signe, invite la servante à en disposer pour elle-même… Allons, ce n’était de notre part qu’une maladresse de plus…

      Il y a de tels abîmes d’incompréhension entre des officiers européens et des déesses de Boxers, que même notre pitié ne peut sous aucune forme leur être indiquée. Et, nous qui étions venus pour être amusés d’un spectacle curieux, nous repartons en silence, gardant, avec un serrement de coeur, l’image des deux pauvres anéanties, en prison dans la triste chambre où le soir tombe.

* * * * *

      Ma jonque, équipée de cinq Chinois quelconques, remontera le fleuve sous pavillon français, il va sans dire, et ce sera déjà une sauvegarde. Toutefois, le service des étapes a jugé plus prudent, bien que nous soyons armés, mon serviteur et moi, de m’adjoindre deux soldats – deux cavaliers du train avec fusils et munitions.

      Au delà de Tien-Tsin, où j’ai passé encore la journée, on peut faire route en chemin de fer une heure de plus dans la direction de Pékin, jusqu’à la ville de Yang-Soun. Ma jonque, emportant mes deux cavaliers, Toum et mon bagage, ira donc là m’attendre, à un tournant du fleuve, et elle est partie en avant aujourd’hui même, en compagnie d’un convoi militaire.

      Et je dîne ce soir au consulat général, – que les obus ont à peu près épargné, comme à miracle, bien que son pavillon, resté bravement en l’air pendant le siège, ait longtemps servi de point de mire aux canonniers chinois.

      III

      Lundi 15 octobre.

      Départ de Tien-Tsin en chemin de fer, à huit heures du matin. Une heure de route, à travers la même plaine toujours, la même désolation, le même vent cinglant, la poussière. Et puis, ce sont les ruines calcinées de Yang-Soun, où le train s’arrête parce qu’il n’y a plus de voie: à partir de ce point, les Boxers ont tout détruit; les ponts sont coupés, les gares brûlées et les rails semés au hasard dans la campagne.

      Ma jonque est là, m’attendant au bord du fleuve.

      Et à présent il va falloir, pour trois jours au moins, s’arranger une existence de lacustre, dans le sarcophage qui est la chambre de l’étrange bateau, sous le toit de natte qui laisse voir le ciel par mille trous et qui, cette nuit, laissera la gelée blanche engourdir notre sommeil. Mais c’est si petit, si petit, cette chambre où je devrai habiter, manger, dormir, en promiscuité complète avec mes compagnons français, que je congédie l’un des soldats; jamais nous ne pourrions tenir là dedans quatre ensemble.

      Les Chinois de mon équipage, dépenaillés, sordides, figures niaises et féroces, m’accueillent avec de grands saluts. L’un prend le gouvernail, les autres sautent sur la berge, vont s’atteler au bout d’une longue amarre fixée au mât de la jonque, – et nous partons à la cordelle, remontant le courant du Peï-Ho, l’eau lourde et empoisonnée où çà et là, parmi les roseaux des bords, ballonnent des ventres de cadavre.

      Il s’appelle Renaud, celui des deux soldats que j’ai gardé, et il m’apprend qu’il est un paysan du Calvados. Les voilà donc, mon serviteur Osman et lui, rivalisant de bon vouloir et de gaieté, d’ingénieuses et comiques petites inventions pour accommoder notre logis d’aventure, – l’un et l’autre, du reste, dans la joie d’aller à Pékin; le voyage, malgré les ambiances lugubres, commence au bruit de leurs bons rires d’enfants. Et c’est en pleine lumière matinale, ce départ, au rayonnement d’un soleil trompeur, qui joue l’été quand la bise est glacée.

      Les sept nations alliées ont établi des postes militaires, de distance en distance, le long du Peï-Ho, pour assurer leurs communications par la voie du fleuve, entre Pékin et le golfe du Petchili où leurs navires arrivent. Et, vers onze heures, j’arrête ma jonque devant un grand fort chinois sur lequel flotte le pavillon de France.

      C’est un de nos «gîtes d’étape», occupé par des zouaves; nous y descendons pour y toucher nos vivres de campagne: deux jours de pain, de vin, de conserves, de sucre et de thé. Nous ne recevrons plus rien maintenant jusqu’à Tong-Tchéou (Ville de la Pureté céleste), où nous arriverons après-demain soir, si rien de fâcheux ne nous entrave. Ensuite, le halage de la jonque recommence, lent et monotone entre les tristes berges dévastées.

      Le paysage autour de nous demeure immuablement pareil. Des deux bords, se succèdent à perte de vue des champs de «sorghos», – qui sont des espèces de millets géants, beaucoup plus hauts que nos maïs; la guerre n’a pas permis qu’ils fussent moissonnés en leur saison, et la gelée les a roussis sur place. Le petit chemin de halage, étroit sur la terre grisâtre, s’en va toujours de même, au ras de l’eau fétide et froide, au pied des éternels sorghos desséchés, qui se dressent le long du fleuve en rideau sans fin.

      Parfois un fantôme de village apparaît, à l’horizon plat: ruines et cadavres si l’on s’approche.

      J’ai sur ma jonque un fauteuil de mandarin, pour trôner au soleil splendide, quand la bise ne cingle pas trop fort. Le plus souvent, je préfère aller marcher sur la berge, faire des kilomètres en compagnie de nos haleurs, qui vont toujours leur pas de bête de somme, courbés vers le sol et la cordelle passée à l’épaule. Osman et Renaud me suivent, l’oeil au guet, et, dans ce vent de Nord qui souffle toujours, nous marchons, sur la piste de terre grise, resserrés entre la bordure ininterrompue des sorghos et le fleuve, – obligés parfois à un brusque écart, pour quelque cadavre sournois qui nous guette, la jambe tendue en travers du chemin.

      Les événements de la journée sont des rencontres de jonques qui descendent le fleuve et croisent la nôtre. Elles s’en vont en longues files, amarrées ensemble, portant le pavillon de quelqu’une des nations alliées, et ramenant des malades, des blessés, du butin de guerre.

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