Une seconde caractéristique est aussi de mettre en question ce que nous appelons «textes de théâtre». Textes élaborés, montages, fragments, adaptations: on part de formes non cataloguées dans nos genres littéraires. Certains montages ont de surcroit été effectués en vue des représentations et ne viennent pas tout droit comme des témoins sortis des archives. Ce faisant, qu’a encouragé Federico Doglio sur le plan littéraire et esthétique? D’abord le retour de pièces inconnues, dont on ne dira pas qu’elles «valent» Shakespeare, mais qu’elles interrogent forcément : si nous ne leur donnons pas la caution d’un éternel humain que chaque époque peut réinvestir, si nous les cantonnons donc à n’avoir de valeur qu’en leur époque de création, nous nous obligeons à une stricte analyse historique: elles ont été, et elles ont alimenté une satisfaction (une connaissance? un plaisir?), même si nous ne le percevons pas immédiatement. L’objectif de l’historien est de reconstituer les motifs et les formes de ce moment unique. Parce qu’il y a peu d’auteurs identifiés au départ de ce théâtre religieux, mais aussi par principe, il me semble, il n’y a pas de sanctification (!) de la condition d’auteur, ni de la personnalité des auteurs connus: peu de communications comprennent un nom propre, même là où les jésuites sont plus accessibles et plus connus (?) que Hroswitha de Gandersheim ou Jacopone da Todi.
En cela l’entreprise est cohérente avec elle même: la production de ce théâtre religieux est collective pour une collectivité, elle n’a pas besoin du renom préliminaire d’un auteur, et s’empare de tout ce qui peut se transposer en corps visibles, prières, fragments d’Evangile, récits et même parodies; on peut faire un montage de moments narratifs ou calculer un scénario complexe. Cela échappe à tout théorisation préalable qui définirait la bonne manière de jouer ou l’adéquation des tons et des scénarios au public, ce qui ne s’établit que très tardivement (dirait-on avec l’art jésuite?). On ne songeait pas à Aristote, ni pour suivre ses préceptes ni pour les offenser, même si Horace était bien connu [Ileana Pagani «Il teatro in un commento altomedioevale ad Orazio», in II (1977): Il contributo dei Giullari alla drammaturgia italiana delle origini]: il faut que le critique moderne se le rappelle en évaluant les archives et en ressuscitant les canevas dramatiques. L’évolution des formes est étudiée dans d’autres volumes, à travers des genres qui ont des noms stables (farce, comédie, pastorale, tragédie, à des dates déjà avancées du XIVe s.). Mais de surcroît, en encourageant la remise en jeu de ces pièces, Federico Doglio a fait découvrir qu’avec ou sans exploit du metteur en scène, elles pouvaient intéresser un spectateur non historien. Jeu d’amateurs, jeu d’étudiants, ou jeu de professionnels, il y a une place pour ces essais de résurrection. Et la possibilité de leur redonner des lieux semblables aux origines (les cloîtres, les parvis). La conservation de toutes les mises en scène au «Centro Studi» est un trésor inestimable, comme l’a synthétisé Véronique Domínguez dans sa présentation «Quelle renaissance pour le théâtre médiéval. Historiographie et mise en scène» du colloque Renaissance du Théâtre médiéval, (12e colloque de la Société Internationale pour l’étude du théâtre médiéval, UCL Presses universitaires de Louvain, 2009, pp.1-14). Elle y rend d’ailleurs un hommage vibrant à Federico Doglio. Doglio (et n’oublions pas Myriam Chiabò) a d’ailleurs travaillé avec cette Société Internationale dont le premier colloque fut accueilli par le «Centro Studi» en 1983. Des représentations ont donc été associées aux publications, concrètement liées aux colloques, et publiées avec préface (et traductions quand il s’agit du latin).3
On s’étendra peu sur la dimension internationale des travaux, troisième caractéristique des travaux ici présentés, qui, tout en faisant la part belle à l’Italie (mais les raisons ne sont pas partisanes, on y revient!) s’étend à tout l’espace européen de l’Angleterre à la Russie, et par conséquent pour notre sujet, à travers des christianismes dont les dogmes ne sont pas forcément identiques, et les supports sociaux fort différents. Par une rotation rapide des intervenants, dont peu sont sollicités une seconde ou une troisième fois, même lorsqu’ils sont des sommités (Graham A. Runnalls, par exemple), Federico Doglio a assuré une communication large des recherches et des rencontres croisées des chercheurs et des types d’expériences. Mais on soulignera d’emblée combien la présence d’une Bibliographie [depuis VI (1981): Rappresentazioni arcaiche del-la tradizione popolare] puis d’une Bibliographie européenne le plus souvent à quatre voix [depuis XXII (1998): Vita cittadina nel teatro fra Cinque e Seicento] est une aide précieuse pour circuler dans un domaine d’information où personne ne peut prétendre ni tout lire ni tout maîtriser, et où les recherches sont nombreuses en toutes langues. Elle permet de renforcer l’impression de cohérence interne à la culture européenne médiévale ou à l’actuelle culture universitaire qui ne peut être qu’européenne. L’Italie a la part belle, parce qu’au delà de la communauté anthropologique commune, elle a eu une organisation urbaine précoce, des communautés qui ont gardé leur cohésion et leur identité en même temps que des archives municipales à côté des archives de monastères, des particularismes locaux conservés. On ne peut être qu’émerveillés de la quantité, de la variété, de la précision, des documents institutionnels et narratifs qui conservent le souvenir de ce théâtre ancien. En avance sur les autres pays, elle a servi de modèle culturel conscient depuis le XIVe s. La prééminence romaine assurait que de nombreux visiteurs s’y éduqueraient forcément, pèlerinages, ambassades, conclaves… et quelques guerres, en passant par certains lieux symboliques religieux ou universitaires (Assise, Padoue, Florence).
Quatrième caractéristique qui apparait à la récapitulation, et dont on admire qu’elle se soit construite rationnellement au fil des travaux du groupe: une très cohérente exploration chronologique suit l’évolution du théâtre religieux dans ses structures sociales et esthétiques. Est-ce le souci de renouveler les thèmes ou un plan conscient élaboré sur plus de 30 ans et suivi avec une rigueur intellectuelle remarquable? Du premier livre (1976): Dimensioni drammatiche della liturgia medioevale) au XXIX (2005): Guerre di religione sulle scene del Cinque-Seicento, dix siècles de théâtre, et une problématique constamment renouvelée, explorant:
— le passage au texte conservé, faits et manuscrits.
— l’émancipation du religieux hors de l’Eglise.
— le passage des monastères aux confréries urbaines [Joselita Raspi Serra «Le Confraternite nella realtà strutturale ed urbana», in V (1980): Le Laudi drammatiche umbre delle origini].
— la relation aux textes antiques [Ileana Pagani «Il teatro in un commento altomedioevale ad Orazio», in II (1977): Il contributo dei Giullari alla drammaturgia italiana delle origini].
— la conception immédiate d’un art total avec musique et iconographie [Jean Maillard «Considérations musicales sur l’apport des ‘trouveurs’ et jongleurs dans la formation du théâtre moderne», in II (1977): Il contributo…, ed. cit.].
— l’évolution d’un monopole ecclésiastique sur les textes à la diversification des genres, des espaces (moins prévus) et des producteurs pour des destinataires moins uniformes (Cour).
— la circulation des modèles [Diego Carpitella «I Giullari e la questione della circolazione culturale nel Medio Evo», in II (1977): Il contributo…, ed. cit.].
— les liens entre genres religieux et genres profanes: prédication, pèlerinages, histoire, voyages.
— les variations d’une adhésion formelle du public à une confession dans des périodes