Léon se lève et veut chasser Jacques, qui, plus leste que lui, court, tourne autour des arbres, lui échappe toujours et revient toujours à sa place. Léon s’essuie le front, il est en nage et tout à fait en colère.
«Viens donc m’aider, dit-il à Jean. Tu es là comme un grand paresseux à me regarder courir.
À ton aide, pour quoi faire?
Pour attraper ce mauvais gamin, pardi[47]!
Et après?
Après…, après…, pour m’aider à lui donner une leçon.
Une leçon de quoi?
De respect, de politesse pour moi, qui ai presque le double de son âge.
De respect! Ha! ha! ha! Quel homme respectable tu fais en vérité!
Ne faudrait-il pas que nous nous prosternassions devant toi?[48]
Dans tous les cas, lors même que Jacques t’aurait offensé, je serais honteux de me mettre avec toi contre lui, pauvre petit qui a, comme tu le dis très bien, la moitié de ton âge. Ce serait un peu lâche, dis donc, Léon, comme trois ou quatre contre un?
Tu es ennuyeux, toi, avec tes grands sentiments, ta sotte générosité.
Tu appelles grands sentiments et générosité que deux grands garçons de treize ans et de onze ans ne se réunissent pas pour battre un pauvre enfant de sept ans qui ne leur a rien fait?
Ce n’est rien, de me taquiner comme il le fait depuis un quart d’heure?
Ah bah! Tu l’as taquiné aussi. Défends-toi tout seul. Tant pis pour toi, s’il est plus fort que toi à la course et au coup de langue.»
Jacques avait écouté sans mot dire. Sa figure intelligente et vive laissait voir tout ce qui se passait en son cœur de reconnaissance et d’affection pour Jean, de regret d’avoir blessé Léon. Il se rapprocha petit à petit, et au dernier mot de Jean il fit un bond vers Léon et lui dit:
«Pardonne-moi, Léon, de t’avoir fâché; j’ai eu tort, je le sens; et j’ai entraîné Marguerite à mal faire, comme moi; elle en est bien fâchée, comme moi aussi: n’est-ce pas, Marguerite?
Certainement, Jacques, j’en suis bien fâchée; et Léon voudra bien nous excuser en pensant que, toi et moi étant les plus petits, nous nous sentons les plus faibles, et qu’à défaut de nos bras nous cherchons à nous venger par notre langue des taquineries des plus forts.»
Léon ne dit rien, mais il donna la main à Marguerite, puis à Jacques.
Les papas et les mamans, qui étaient assis et causaient plus loin, se levèrent pour continuer la promenade. Les enfants les suivirent; Jacques s’approcha de Jean et lui dit avec tendresse:
«Jean, je t’aime, et je t’aimerai toujours.
Et moi aussi, Jean, je t’aime, et je te remercie d’avoir défendu mon cher Jacques contre Léon.»
Et elle ajouta tout bas à l’oreille de Jean: «Je n’aime pas Léon».
Jean sourit, l’embrassa et lui répondit tout bas:
«Tu as tort; il est bon, je t’assure.
Il fait toujours comme s’il était méchant.
C’est qu’il est vif, il ne faut pas le fâcher.
Il se fâche toujours.
Avoue que, Jacques et toi, vous vous amusez à le taquiner.»
Jacques et Marguerute se regardèrent, sourirent, et avouèrent que Léon les agaçait avec son air moqueur, et qu’ils aimaient à le contrarier[49].
«Eh bien, dit Jean, essayez de ne pas le contrarier, et vous verrez qu’il ne se fâchera pas et qu’il ne sera pas méchant.»
Tout en causant, on approcha du moulin; les enfants virent avec surprise une foule de monde assemblée tout autour; une grande agitation régnait dans cette foule; on allait et venait, on se formait en groupes, on courait d’un côté, on revenait avec précipitation de l’autre. Il était clair que quelque chose d’extraordinaire se passait au moulin.
« Serait-il arrivé un malheur, et d’où peut venir cette agitation? dit Mme de Rosbourg.
– Approchons, nous saurons bientôt ce qui en est», répondit Mme de Fleurville.
Les enfants regardaient d’un œil curieux et inquiet. En approchant on entendit des cris, mais ce n’étaient pas des cris de douleur, c’étaient des explosions de colère, des imprécations, des reproches. Bientôt on put distinguer des uniformes de gendarmes; une femme, un homme et une petite fille se débattaient contre deux de ces braves militaires qui cherchaient à les maintenir. La petite fille et sa mère poussaient des cris aigus et lamentables; le père jurait, injuriait tout le monde. Les gendarmes, tout en y mettant la plus grande patience, ne les laissaient pas échapper. Bientôt les enfants purent reconnaître le père Léonard, sa femme et Jeannette.
«Voyons, ma bonne femme, laissez-vous faire, ne nous obligez pas à vous garrotter[50]! disait un gendarme. N’y a pas à dire, nous avons ordre de vous amener: il faudra bien que vous veniez. Le devoir avant tout.
Plus souvent que je viendrai, gueux de gendarmes[51], tueurs du pauvre monde! Pas si bête que de marcher vers la prison, où vous me laisseriez pourrir jusqu’au jugement dernier.
Allons, mère Léonard, soyez raisonnable; donnez le bon exemple à votre fille.
Je m’en moque bien[52], de ma fille. C’est elle, la sotte, l’imbécile, qui nous a fait prendre. Faites-en ce que vous voudrez, je n’en ai aucun souci.
– Vas-tu me laisser, grand fainéant[53]? criait le père Léonard à un autre gendarme qui le tenait au collet. Attends que je t’aplatisse d’un croc-en-jambe, filou, bête brute!»
Les gendarmes ne répondaient pas à ces invectives[54] et à bien d’autres injures que nous passons sous silence. Voyant que leurs efforts pour faire marcher les prisonniers étaient vains, ils firent signe à un troisième gendarme. Celui-ci tira de sa poche un paquet de petites courroies[55]. Malgré les cris perçants de Jeannette et de sa mère et les imprécations du père, les gendarmes leur lièrent les mains, les pieds, et les assirent ainsi garrottés sur un banc, pendant que l’un d’eux allait chercher une charrette pour les transporter à la prison de la ville.
Mme de Fleurville et ses compagnes étaient restées un peu à l’écart avec les enfants. MM. de Rugès et de Traypi s’étaient approchés des gendarmes pour savoir la cause de cette arrestation. Léon et Jean les avaient suivis.
«Pourquoi arrêtez-vous la famille Léonard,