Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066446673
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à me rendre.

      — Ce serait bien mieux encore qu’elle allât, ce soir même faire sa révérence au prince, dit alors mon mari de l’autre bout de la chambre, avec irritation et d’un ton catégorique que je ne lui avais jamais entendu.

      — Allons, voilà qu’il devient jaloux; c’est la première fois que je le vois ainsi, s’écria ma cousine avec ironie. Ce n’est pas pour le prince seulement, Serge Mikaïlovitch, mais pour nous tous que je l’engage. C’est comme cela que la comtesse R. Entend bien la prier.

      — Cela dépend d’elle, conclut froidement mon mari, et il s’en alla.

      J’avais bien vu qu’il était plus agité que d’ordinaire; cela m’avait tourmentée et je ne donnai aucune réponse à ma cousine. Aussitôt qu’elle fut partie, j’allai trouver mon mari. Il arpentait soucieusement sa chambre dans tous les sens, et il ne me vit ni ne m’entendit quand j’entrai sur la pointe des pieds.

      Il se représente sa chère maison de Nikolski, pensai-je en le regardant; il se figure en imagination son café du matin dans le salon bien lumineux, et ses champs, ses paysans, et la soirée dans le salon, et le souper mystérieux de la nuit. Non! Décidai-je en moi-même, je donnerais tous les bals du monde et les flatteries de tous les princes de l’univers pour retrouver sa joyeuse animation et ses douces caresses. Je voulais lui dire que je n’irais pas à ce raout et que je n’en avais plus envie, quand il regarda tout à coup derrière lui. À ma vue il fronça le sourcil, et l’expression doucement rêveuse de sa physionomie changea entièrement. De nouveau reparut sur son visage l’empreinte d’une sagesse pleine de pénétration et d’une tranquillité toute protectrice. Il ne voulait pas laisser voir en lui la simple nature humaine: il lui fallait demeurer pour moi le demi-dieu sur son piédestal.

      — Qu’as-tu, mon amie? Me demanda-t-il en se retournant négligemment et paisiblement de mon côté.

      Je ne répondis pas. J’éprouvais du dépit qu’il se cachât de moi et qu’il ne voulût pas rester à mes yeux tel que je l’aimais.

      — Tu veux donc aller samedi à ce raout? Me demanda-t-il.

      — J’en avais envie, répondis-je, mais cela ne t’a pas convenu. Et puis tout est emballé, ajoutai-je.

      Jamais il ne m’avait regardée aussi froidement; jamais aussi froidement il ne m’avait parlé.

      — Je ne partirai pas avant mardi et j’ordonnerai de déballer les effets, reprit-il; par conséquent, nous ne partirons que quand tu le voudras. Fais-moi donc la grâce d’aller à cette soirée. Pour moi, je ne partirai pas.

      Comme toujours quand il était livré à quelque agitation, il se promenait dans la chambre d’un pas inégal et sans me regarder.

      — Décidément, je ne te comprends pas, dis-je en me mettant sur son passage et le suivant des yeux. Pourquoi me parler d’une façon si singulière? Je suis toute prête à te sacrifier ce plaisir, et toi, avec une ironie que je ne t’ai jamais connue envers moi, tu exigés que je m’y rende!

      — Allons, bon! Tu te sacrifies (et il accentua fortement ce mot), et moi aussi je me sacrifie, quoi de mieux! Combat de générosité. Voilà, j’espère, ce qu’on peut appeler le bonheur en famille!

      C’était la première fois que j’entendais sortir de sa bouche des paroles si dures et si railleuses. Sa raillerie ne m’atteignit pas et sa dureté ne m’effraya point, mais elles me devinrent contagieuses. Était-ce bien lui, toujours si ennemi des phrases dans nos rapports mutuels, toujours si franc et si simple, qui me parlait ainsi? Et pourquoi? Précisément parce que j’avais voulu me sacrifier à son plaisir, au-dessus duquel je ne pouvais envisager aucune autre chose; parce que, à cet instant même, devant cette pensée, j’avais compris combien je l’aimais. Nos rôles étaient renversés; c’était lui qui avait déserté toute franchise et toute simplicité, et moi qui les avais recherchées.

      — Tu es bien changé, dis-je soupirant. De quoi suis-je coupable à tes yeux? Ce n’est pas ce raout, mais quelque vieux péché que tu élèves contre moi dans ton cœur. Pourquoi n’y point mettre plus de sincérité? Jadis tu ne la craignais pas autant avec moi. Parle net, qu’as-tu contre moi?

      N’importe ce qu’il me dira, pensais-je en recueillant mes souvenirs avec un secret contentement de moi-même: il n’a le droit de rien me reprocher de tout cet hiver.

      J’allai me placer au milieu de la chambre, pour qu’il fût obligé de passer auprès de moi, et je le regardai. Je me disais: Il s’approchera de moi, m’embrassera et tout sera fini: cette idée me traversa l’esprit, et cela me coûtait même un peu de n’avoir pu lui prouver qu’il était dans son tort. Mais il s’arrêta à l’extrémité de la pièce et, me regardant:

      — Tu ne comprends toujours pas? Me dit-il.

      — Non.

      — Cependant…… comment te dire cela?… J’ai horreur, pour la première fois, j’ai horreur de ce que j’éprouve et que je ne puis pas ne point éprouver. Il s’arrêta, évidemment effrayé de la rude intonation de sa voix.

      — Que veux-tu dire? Lui demandai-je avec des larmes d’indignation dans les yeux.

      — J’ai horreur que, le prince t’ayant trouvée jolie, tu aies, après cela, voulu courir au devant de lui, oubliant ton mari, toi-même, ta dignité de femme, et que tu ne veuilles pas comprendre ce que ton mari doit ressentir à ta place, puisque tu n’as pas toi-même ce sentiment de ta dignité; bien loin de là, tu viens déclarer à ton mari que tu veux te sacrifier, ce qui revient à dire: « Plaire à Son Altesse serait mon plus grand bonheur, mais j’en fais le sacrifice. »

      Plus il parlait et plus il s’animait du son de sa propre voix, et cette voix résonnait mordante, dure, violente. Je ne l’avais jamais vu et je ne me serais jamais attendu à le voir ainsi; mon sang refluait vers le cœur; j’avais peur, mais, tout en même temps, le sentiment d’une honte imméritée et d’un amour-propre offensé me remuait profondément, et j’aurais eu envie de me venger de lui.

      — Il y a longtemps que j’attendais cet éclat, dis-je; parle, parle.

      — Je ne sais à quoi tu t’attendais, poursuivit-il; moi, je pouvais attendre pis encore en te voyant chaque jour tremper dans cette fange, cette oisiveté, ce luxe, cette stupide société; et j’attendais… j’attendais ce qui aujourd’hui me couvre d’une honte et m’abreuve d’une douleur comme je n’en ai jamais éprouvées; de honte sur moi-même quand ton amie, fouillant dans mon cœur avec ses mains salies de boue, a parlé de ma jalousie, et de ma jalousie envers qui? Envers un homme que ni moi ni toi nous ne connaissons. Et toi, comme à dessein, tu veux ne pas me comprendre, tu veux me sacrifier qui? Grand Dieu!… Honte sur toi, honte sur ton abaissement!… Sacrifice! Répéta-t-il encore.

      — Ah! Voilà donc ce que c’est que l’autorité d’un mari, pensai-je. Offenser et humilier sa femme, qui n’est coupable en n’importe quelle chose au monde. Voilà en quoi consistent les droits d’un mari; mais à cela jamais je ne me soumettrai.

      — Non, je ne te sacrifie rien, repris-je à haute voix, sentant mes narines se dilater démesurément et le sang abandonner mon visage. J’irai samedi au raout, bien certainement j’irai.

      — Et Dieu t’y donne beaucoup de plaisir! Seulement, entre nous tout est fini, s’écria-t-il dans un transport de rage qu’il ne pouvait plus contenir. Du moins tu ne me mettras pas plus longtemps au martyre. J’étais un fou qui …

      Mais ses lèvres tremblaient, et il fit un effort visible pour se retenir et ne pas achever de dire ce qu’il avait commencé.

      Je le craignais et je le haïssais dans ce moment-là. J’aurais voulu lui dire beaucoup de choses encore et me venger de toutes ses injures; mais si j’avais seulement ouvert la bouche, je n’aurais pu arrêter mes larmes et j’aurais compromis devant lui ma dignité. Je quittai la chambre silencieusement. Mais à peine eus-je cessé d’entendre