Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066446673
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cru, en vérité, que son âme me comprenait et bénissait mon choix, et je m’étais figuré qu’à ce moment-là même cette âme planait au-dessus de nous, et que sa bénédiction reposait sur moi. Et ces souvenirs, ces espérances, le bonheur et la tristesse se confondaient pour moi en un seul sentiment solennel et doux à la fois, avec lequel cadraient cet air vif et immobile, ce calme, cette nudité des champs, ce ciel pâle, dont les rayons brillants, mais affaiblis, essayaient en vain de brûler mes joues. Je me persuadai que celui qui m’accompagnait comprenait, lui aussi, mes sentiments et les partageait. Il marchait à pas lents et en silence, et sur son visage, que je regardais de temps en temps, se peignait cet état intense de l’âme qui n’est ni la tristesse ni la joie et qui était en harmonie avec la nature et avec mon cœur.

      Tout à coup, il se tourna vers moi, et je vis qu’il avait quelque chose à me dire. Eh quoi! S’il allait ne pas me parler de ce qui occupait ma pensée? Mais précisément il me parla de mon père, et, sans même le nommer, il ajouta:

      — Il lui arriva un jour de me dire en plaisantant: « Tu épouseras ma petite Katia! »

      — Qu’il eût été heureux aujourd’hui, repartis-je en me serrant plus fortement encore contre son bras, qui soutenait le mien.

      — Oui, vous étiez encore une enfant, poursuivit-il en plongeant son regard jusqu’au fond de mes yeux; je baisais alors ces yeux-la et je les aimais uniquement parce qu’ils étaient semblables aux siens, et j’étais loin de penser qu’un jour ils me seraient si chers par eux-mêmes.

      Nous continuions à marcher doucement sur ce sentier champêtre, à peine frayé, à travers le chaume tout piétiné et tout couché, et nous n’entendions d’autre bruit que celui de nos pas et de nos voix. Le soleil répandait des flots d’une lumière dépourvue de chaleur. Quand nous parlions, nos voix résonnaient et demeuraient comme en suspens au-dessus de nos têtes au sein de cette atmosphère immobile: on eût dit que nous étions seuls au sein du monde entier, seuls sous cette voûte azurée où se jouaient les étincelantes vibrations de ce soleil sans ardeur.

      Quand nous rentrâmes à la maison, sa mère était déjà arrivée, ainsi que les hôtes que nous n’avions pu nous dispenser d’inviter, et je ne me retrouvai plus seule avec lui jusqu’au moment où, sortant de l’église, nous montâmes en voiture pour aller à Nikolski.

      L’église était presque vide, et, d’un coup d’œil, j’aperçus sa mère qui se tenait debout sur un tapis, près du chœur, Macha, coiffée de son bonnet à rubans lilas et les joues couvertes de larmes, et deux ou trois droroviés qui me regardaient avec curiosité. J’écoutais les prières, je les répétais, mais sans qu’elles retentissent dans mon âme. Je ne pouvais prier moi-même et je regardais stupidement les images, les cierges, la croix brodée sur la chasuble dont le prêtre était revêtu, l’iconostase, les fenêtres de l’église, et à tout cela je ne comprenais rien. Je sentais seulement qu’il s’accomplissait à mon égard quelque chose d’extraordinaire. Quand le prêtre se retourna vers nous avec la croix, qu’il nous félicita et dit qu’il m’avait baptisée et que Dieu lui avait permis aussi de me marier; quand Macha et la mère de Serge nous eurent embrassés; quand j’entendis la voix de Grégoire appelant la voiture, je m’étonnai et m’effrayai de la pensée que tout était fini, sans que rien d’extraordinaire ni de correspondant au sacrement qui venait de s’accomplir sur moi ne se fît jour à travers mon âme. Nous nous embrassâmes tous deux, et ce baiser me parut si bizarre, si étranger à notre sentiment intime, que je ne pus m’empêcher de penser: « Ce n’est que cela? » Nous nous rendîmes sur le parvis, le bruit des roues retentit fortement sous la voûte de l’église; un air frais embauma mon visage, tandis que lui, le chapeau sous le bras, m’aidait à m’asseoir dans la voiture. Par les glaces, j’aperçus la lune rayonnant dans son orbite des soirées glaciales. Il s’assit auprès de moi et referma sur lui la portière. Quelque chose en ce moment me perça le cœur, comme si l’assurance avec laquelle il le faisait m’eût blessée. Les roues heurtèrent une pierre, puis elles s’engagèrent sur un chemin plus mou, et nous partîmes. Pelotonnée dans un coin de la voiture, je contemplais au loin par la portière les champs inondés de lumière et la route qui semblait fuir. Et sans le regarder, je sentais néanmoins qu’il était là tout contre moi. « Voilà donc tout ce que n’apporte cette première minute dont j’attendais tant de choses? Pensai-je, et j’éprouvai tout à la fois une humiliation et une offense de me trouver assise ainsi seule avec lui et si près de lui. Je me retournai de son côté avec l’intention de lui dire n’importe quoi. Mais aucune parole ne sortit de mes lèvres; on eût dit qu’il n’y avait plus en moi trace de mon ancienne tendresse et que cette impression d’offense et d’effroi l’avait toute remplacée.

      — Jusqu’à cet instant je n’osais toujours pas croire que cela pouvait être, répondit-il doucement à mon regard.

      — Et moi, j’ai peur, je ne sais pourquoi.

      — Peur de moi, Katia? Me dit-il en prenant ma main et en inclinant sa tête sur elle.

      Ma main reposait sans vie sur la sienne et mon cœur glacé cessait douloureusement de battre.

      — Oui, murmurai-je.

      Mais, à ce moment même, mon cœur, tout à coup, se mit abattre plus fort, ma main trembla et saisit la sienne, la chaleur me revint; mes regards, dans la demi-obscurité, cherchèrent ses regards, et je sentis soudain que je n’avais plus peur de lui; que cet effroi, ç’avait été de l’amour tout nouveau, encore plus tendre et plus puissant qui auparavant. Je sentis que j’étais tout entière à lui et que j’étais heureuse d’être en sa puissance.

      VI

      Les jours, les semaines, deux mois entiers de vie solitaire à la campagne passèrent inaperçus, nous sembla-t-il; mais il eût suffi des sensations, des émotions et du bonheur de ces deux mois pour remplir toute une vie. Mes rêves et les siens touchant la manière d’organiser notre existence ne se réalisèrent pas tout à fait tels que nous nous y étions attendus. Mais pourtant la réalité n’était pas au-dessous de nos rêves. Ce n’était point cette vie de travail strict, remplie de devoirs, d’abnégation et de sacrifices, que je m’étais imaginée quand j’étais fiancée; c’était au contraire le sentiment absorbant et égoïste de l’amour, les joies sans motif comme sans fin, et l’oubli de toutes choses au monde. Il allait quelquefois, à la vérité, se livrer, dans son cabinet, à une occupation ou à une autre; il se rendait quelquefois à la ville pour ses affaires et surveillait le ménage agricole; mais je voyais avec quelle peine il s’arrachait loin de moi. Et il avouait ensuite lui-même que là où je n’étais point, tout lui paraissait tellement dénué d’intérêt en ce monde, qu’il s’étonnait d’avoir pu s’en occuper. Il en était précisément de même de mon côté. Je lisais, je m’occupais, et de musique et de maman et des écoles; mais tout cela, je ne le faisais que parce que chacun de ces emplois, de mon temps se reliait encore à lui et obtenait son approbation, et des que sa pensée ne se trouvait pas associée d’une manière ou d’une autre à une affaire, quelle qu’elle fut, les bras me tombaient. Lui seul existait pour moi dans l’univers et je le comptais pour l’être le plus beau, le plus pur qu’il y eût dans cet univers; aussi ne pouvais-je vivre pour rien autre chose que pour lui, et pour demeurer à ses yeux ce qu’il m’estimait lui-même. Car, lui aussi, il m’estimait la première et la plus séduisante femme qui existât, douée de toutes les perfections possibles; et je m’efforçais d’être pour lui cette première et cette meilleure créature du monde entier.

      Notre maison était une de ces vieilles demeures de campagne où, s’estimant et s’aimant les unes les autres, s’étaient succédé plusieurs générations d’ancêtres. Tout y respirait les bons et purs souvenirs de famille qui, dès que j’eus seulement mis le pied dans la maison, devinrent aussitôt comme mes propres souvenirs. L’arrangement et l’ordre du logis étaient disposés à l’ancienne mode par Tatiana Semenovna. On ne peut pas dire que tout fût beau, élégant; mais depuis le service jusqu’au mobilier et aux