Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066446673
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et sans savoir moi-même pourquoi, avec une hâte dévorante, je me décidai à partir le soir même par le train de Heidelberg et à rejoindre mon mari. Quand je fus assise avec ma femme de chambre dans le wagon désert, que la machine se mit en mouvement et que je respirai l’air frais par les glaces baissées, je commençai à revenir à moi et à me représenter d’une manière plus claire mon passé et mon avenir. Toute ma vie de mariage, à dater du jour de notre départ pour Pétersbourg, m’apparut soudain sous un jour nouveau et remplit ma conscience de reproches.

      Pour la première fois je me rappelai vivement notre début d’existence à la campagne, mes plans; pour la première fois cette question me vint à l’esprit: quelles ne furent pas ses joies pendant ce temps? Et je me sentais coupable envers lui. Mais aussi pourquoi ne pas me retenir, pourquoi dissimuler devant moi, pourquoi éviter toute explication, pourquoi m’offenser? Me demandais-je. Pourquoi n’usait-il pas avec moi du pouvoir de son amour? Ou bien ne m’aimait-il plus? Mais qu’il fût coupable ou non, le baiser de cet étranger n’en demeurait pas moins empreint sur ma joue, et il me semblait le ressentir encore. Plus j’approchais de Heidelberg et plus claire s’offrait à moi l’image de mon mari, plus terrible l’attente imminente du revoir. Je lui dirai tout, tout; je noierai mes yeux des larmes du repentir, pensais-je, et il me pardonnera. Mais je ne savais pas moi-même ce qu’était ce « tout » que je lui dirais, et je n’étais pas convaincue qu’il me pardonnât.

      Aussi, dès que j’entrai dans la chambre de mon mari et que je revis son visage si calme, bien qu’étonné, ne me sentis-je plus en état de lui rien dire, de rien confesser, ni de lui demander mon pardon. Une indicible affliction et un repentir profond pesaient sur moi.

      — À quoi as-tu donc pensé? Me dit-il: je comptais aller te rejoindre demain. Mais, m’ayant examinée de plus près, il se montra presque effrayé. Qu’as-tu? Qu’as-tu donc? Poursuivit-il.

      — Rien, répondis-je, ayant peine à retenir mes larmes… Je suis arrivée pour tout de bon. Partons, fût-ce demain, pour rentrer chez nous en Russie.

      Il demeura longtemps en silence, m’observant avec attention.

      — Allons, raconte-moi ce qui est arrivé? Dit-il enfin.

      Je rougis involontairement et je baissai les yeux. Dans les siens brillait je ne sais quel pressentiment d’outrage et de courroux. Je redoutai la pensée qui pouvait l’assaillir, et avec une puissance de dissimulation dont je ne me serais moi-même pas crue capable, je me hâtai de lui dire:

      — Il ne m’est rien arrivé, seulement l’ennui et la tristesse m’ont gagnée; j’étais seule, j’ai beaucoup pensé à notre genre de vie et à toi. Qu’il y a longtemps que je suis coupable envers toi! Après cela, tu peux bien m’emmener avec toi où tu voudras! Oui, il y a longtemps que je suis coupable envers toi, répétai-je, et de nouveau les larmes jaillirent de mes yeux. Retournons à la campagne, m’écriai-je, et pour toujours!

      — Ah! Mon amie, dispense-moi de ces scènes sentimentales, dit-il froidement: que tu ailles à la campagne, c’est très-bien, parce que nous sommes un peu à court d’argent; mais que ce soit pour toujours, là est le rêve: je sais que tu ne peux pas y rester longtemps. Allons, bois une tasse de thé, ce sera mieux, conclut il en se levant pour appeler la domestique.

      Je me représentai ce que sans doute il pensait de moi, et je me sentis offensée des affreuses idées que je lui attribuai en rencontrant le regard plein de méfiance et de honte, en quelque façon, qu’il dirigea sur moi. Non, il ne veut et ne peut me comprendre! Je lui dis que j’allais voir l’enfant, et je le quittai. Il me tardait d’être seule et de pouvoir pleurer, pleurer, pleurer…

      IX

      Notre maison de Nikolski, si longtemps froide et déserte, revécut de nouveau, mais ce qui ne revécut point, ce fut ce qui y avait existé; maman n’y était plus, et nous étions désormais seuls, l’un vis-à-vis de l’autre. Or, maintenant, non-seulement la solitude n’était plus ce qu’il nous eût fallu, elle était une gêne pour nous. L’hiver s’y écoula d’autant plus mal pour moi que je fus souffrante, et que je ne me rétablis qu’après la naissance de mon second fils.

      Mes rapports avec mon mari continuèrent d’être ceux d’une froide amitié, comme dès le temps de notre vie à Pétersbourg; mais à la campagne, il n’était pas jusqu’au plancher, aux murailles, aux meubles, qui ne me rappelassent ce qu’il avait été pour moi et ce que j’avais perdu. Il y avait entre nous comme une offense non pardonnée; on eût dit qu’il voulait me punir de quelque chose et qu’il faisait semblant de ne pas s’en apercevoir lui-même. Comment demander pardon sans savoir pour quelle faute? Il me punissait uniquement de ce que lui-même il ne se donnait plus tout entier à moi, de ce qu’il ne me livrait plus son âme comme naguère; mais à personne ni en aucune circonstance il ne livrait cette âme, tout comme s’il n’en avait pas eu. Il me passait quelquefois par la tête qu’il ne feignait d’être tel que pour me tourmenter et qu’en lui vivait toujours le même sentiment d’autrefois, et je m’efforçais de le provoquer à le laisser voir; mais lui, chaque fois, il éludait toute franche explication; on eût dit qu’il me soupçonnait de dissimulation et qu’il craignait comme une ridicule toute manifestation de sensibilité. Ses regards et son air semblaient dire: « Je sais tout, il n’y a rien à me dire; tout ce que tu voudrais me confier, je le sais; je sais que tu dis d’une manière et que tu agis d’une autre. » Au commencement, je m’offensai de cette crainte qu’il témoignait d’être franc avec moi, puis je m’habituai à cette pensée que chez lui ce n’était pas un défaut de franchise, mais bien l’absence d’un besoin de franchise.

      À mon tour, ma langue n’aurait plus été capable de lui dire tout à coup que je l’aimais, ou de lui demander de lire les prières avec moi, ou de l’appeler quand je faisais de la musique; on sentait même entre nous comme la fixation tacite de certaines règles de convenance. Nous vivions chacun de notre côté: lui, avec ses occupations ou je n’éprouvais plus ni besoin, ni désir de prendre ma part; moi, avec mon désœuvrement, qui ne le blessait et ne l’affligeait plus comme autrefois. Quant aux enfants, ils étaient encore trop petits pour pouvoir servir de lien entre nous.

      Cependant le printemps survint. Macha et Sonia arrivèrent pour passer l’été à la campagne; notre maison de Nikolski fut mise en réparation, et nous allâmes nous établir à Pokrovski. C’était toujours notre vieille demeure avec sa terrasse, sa table à coulisse et son piano dans la salle lumineuse, et mon ancienne chambre avec ses rideaux blancs, et mes rêves de jeune fille qu’on eût dit y avoir été oubliés. Dans cette chambre, il y avait deux lits, un qui avait été le mien et où le soir j’allais bénir le joufflu Kokocha au milieu de ses gambades, et un autre petit lit où on entrevoyait le minois de Vasica, sortant de ses maillots. Après les avoir bénis, je restais souvent au milieu de cette chambre si paisible; et tout à coup, de tous les angles de ses murailles, du fond de ses rideaux s’élevaient des visions oubliées de ma jeunesse. Elles commençaient à chanter d’antiques refrains de chansons enfantines. Et qu’étaient-elles devenues, ces visions? Qu’étaient-elles devenues, ces gracieuses et douces chansons? Tout ce que j’avais à peine osé espérer s’était accompli. Mes rêves les plus confus et les plus compliqués étaient devenus des réalités, et c’était cette réalité même qui constituait ma vie si lourde, si difficile, si dépouillée de joie. Et cependant, autour de moi, toutes choses ne sont-elles pas restées ce qu’elles étaient: n’est-ce pas bien ce même jardin, que j’aperçois de la fenêtre, ces mêmes terrasses, ces mêmes sentiers, ces bancs; là-bas au-dessus du ravin les chants des rossignols semblent toujours sortir des eaux de l’étang, les lilas fleurissent comme jadis, et comme jadis la lune répand ses clartés sur la maison, et pourtant tout est si terriblement changé pour moi, changé au-delà du possible! Tout comme dans le vieux temps nous causons encore paisiblement, Macha et moi, assises dans le salon, et nous parlons de lui. Mais Macha fronce le sourcil, son teint jaunit, ses yeux ne brillent plus de contentement et d’espérance, ils expriment une tristesse sympathique et presque de la compassion. Nous ne nous extasions