C’était là évidemment le point de départ d’une union politique, nationale, bien plus importante; les populations le sentirent avec joie; et un des hommes les plus éclairés et les plus modérés de l’Italie détermina parfaitement le sens de tous ces efforts. Dans son Programma per l’opinione nazionale, manifeste du parti libéral modéré, M. d’Azeglio posa comme le premier devoir des Italiens «de se régénérer, d’éviter les émeutes, de réformer leurs institutions dans le lambeau de la Péninsule qui leur était laissé, et de se rendre eux-mêmes dignes d’un regard de la Providence» ; il ne cacha point «que l’indépendance de l’Italie était le but suprême du parti libéral, et que celui-ci attendrait le moment avec calme et résolution. Mais il ne voulait point cueillir le fruit avant sa maturité. Il sentait que les Italiens avaient besoin, avant tout, que des institutions fortes et sagement mesurées leur fissent le tempérament et les mœurs publiques qui leur manquaient. » Charles-Albert ne se déroba plus aux manifestations qui l’accueillirent à Turin, à Nice, à Gênes, au mois de novembre. «Mes peuples, dit-il aux Génois, ce que vous demandez sera fait, vous serez contents... Je vous accorderai tout ce qui pourra vous rendre heureux; mais soyez modérés.»
La nouvelle de l’arrangement ménagé par la France dans l’affaire de Ferrare, en donnant une satisfaction à Pie IX et aux gouvernements italiens, puisque les portes de la ville restaient à la troupe de ligne du gouvernement romain, semblait éloigner toute crainte d’un conflit prématuré. Les trois États italiens unis poursuivaient même l’espérance de faire entrer dans leur ligue, sinon le roi de Naples, au moins le duché de Parme et le duché de Modène, quand la mort de Marie-Louise, duchesse de Parme (fin novembre), vint ébranler leurs espérances et ramener justement la dernière question à laquelle il fallût penser.
D’après les traités de 1815, en Italie, le duc de Lucques devait hériter de ce duché, mais à la condition de ne conserver de son patrimoine précédent que Pontremoli, et de laisser Lucques à la Toscane, et Fivizzano à Modène. Le seul souvenir des traités de 1815 était fait alors pour irriter la fibre nationale. Les habitants de Fivizzano et de Pontremoli déclarèrent qu’ils préféraient se rattacher comme Lucques à la Toscane; d’autre part, les sujets du nouveau duc de Parme et du duc de Modène, voulant profiter de l’occasion pour faire entrer les deux duchés dans la ligne douanière, commencèrent à remuer à leur tour, demandant en outre la garde nationale et une consulte. Les journaux de Rome, de Turin, de la Toscane surtout, épousèrent leurs désirs, car il était difficile, sans l’accession de ces petits États, de faire une union douanière du centre suffisamment utile, et ils étaient heureux de voir le mouvement politique se propager. Mais ces velléités jetèrent les ducs dans les bras de l’Autriche. Ils lui demandèrent des troupes, selon les stipulations précédentes, en promettant de faire union douanière avec l’Autriche. Les Autrichiens entrèrent à Parme et à Modène, pour réprimer les habitants des deux duchés qui se soulevaient aussi, et opérer la saisie de Pontremoli et de Fivizzano. Il fallut laisser s’accomplir encore une des conséquences des traités détestés.
«L’esprit de bouleversement,» écrivit, le 14 décembre, le prince de Metternich à Londres, «l’esprit de révolution, qui, sous le drapeau de la réforme, a éclaté dans quelques États de l’Italie, a fait de la haine de l’Autriche son mot d’ordre et de ralliement. » C’est pourquoi celle-ci croyait devoir prendre des précautions militaires; et les puissances européennes, même le mieux disposées pour l’Italie, ne crurent devoir rien objecter. «Nous sommes en paix et amitié avec l’Autriche, et nous désirons y rester,» écrivit à Rossi Guizot, qui désirait ménager le prince de Metternich à cause de l’affaire des mariages espagnols; «une rupture avec elle déchaînerait la révolution générale en Europe.» Lord Palmerston lui-même, alors le maître de la politique anglaise, quoiqu’il contrecarrât partout la France, engagea le duc de Toscane à ne pas réclamer, et se contenta de transporter lord Minto de Turin dans le centre de l’Italie, pour accuser, là aussi, la France de se rapprocher de l’Autriche, et tâcher, sous main, de prendre partout sa place dans les affections italiennes. Il voulait l’influence, mais non la guerre.
Il n’en resta pas moins dans les masses une irritation profonde contre l’Autriche et même contre les souverains de l’Italie. Les exaltés crurent pouvoir, bien qu’à tort, reprocher à ceux-ci leur faiblesse; les radicaux commencèrent à répandre le bruit qu’on n’arriverait à rien avec tous ces atermoiements, ils semèrent la défiance et la suspicion même contre les princes réformateurs. «Si l’on demandait alors les réformes,» dit M. Farini, «c’était comme un moyen d’union entre les princes et le peuple, au profit de l’indépendance et contre l’Autriche. Croire que l’on contenterait longtemps les Italiens avec des réformes, des lois, des chemins de fer et des douanes, c’était insensé. Ce que l’Italien voulait, c’était sa patrie, toute sa patrie.» Le comité des émigrés de la Jeune Italie, siégeant à Londres, en effet, remua de Malte, grâce aux relations des exilés rentrés avec les sociétés secrètes, le fil des conspirations un instant détendu dans les différents centres de l’Italie. Jusque-là,. Mazzini avait dit: «Dans les grands pays, c’est par les peuples qu’il faut commencer; en Italie, c’est par les princes. Laissez le premier acte aux grands, au clergé même. L’essentiel est que le terme de la grande révolution leur soit inconnu. Ne - laissons jamais voir que le premier pas à faire.» Il prêcha de nouveau, poussant tout à l’extrême, les soulèvements comme le seul moyen de précipiter l’octroi des constitutions et la grande crise, d’où devaient, croyait-il, sortir la liberté et l’indépendance de l’Italie. «Les incertitudes et les reculs,» écrivait-il encore, «ne changeront pas la loi qui règle la marche des événements. Le branle est donné ; le bien ou le mal en sortira. Pie IX est un homme bon, voilà tout. Le décor que les modérés ont dressé autour de lui et autour de Charles-Albert tombera immanquablement. Le moment vient où le peuple comprendra que, s’il veut être une nation, il doit y travailler de ses propres mains .»
II
Les insurrections et les constitutions. Révolution de Février. Soulèvement de Milan et de Venise .
Moins d’une année et demie après son avènement, Pie IX lui-même, qui avait donné le branle au mouvement italien, se heurtait, chez lui, dans la pratique, à des difficultés qui le rejetaient en arrière ou l’arrêtaient; et ces hésitations précipitaient le peuple impatient, dans le courant de la révolution contre laquelle semblait marcher l’Autriche. «La grande difficulté des réformes, écrivait Rossi à Guizot, c’est l’introduction de l’élément laïque dans la direction des affaires.» Les modérés eux-mêmes, en effet, sur ce point ne transigeaient pas. Sans menacer de s’allier avec les radicaux pour faire échec au parti clérical, ils n’avaient qu’à les laisser faire. Mais celui-ci trouvait alors d’autant plus d’appui dans le gouvernement autrichien, puisque tous deux avaient le même adversaire; et c’est ainsi que, dans les Etats de l’Église, sur le terrain romain particulièrement, se posait la question nationale, et se dressait devant toutes les améliorations l’obstacle de la domination étrangère autrichienne.
Guidé par Rossi, le pape essaya avec la plus grande bonne volonté de sortir de ces difficultés: Dans le motu proprio du 14 octobre, qui définissait les pouvoirs de la consulte depuis si longtemps promise, enfin accordée, il réserva, il est vrai, après la délibération de cette assemblée, la décision des affaires importantes au Sacré-Collége; mais il en excepta le budget des recettes et des dépenses, qui devait être présenté directement au souverain en conseil des ministres par le président de la consulte. Ce président dut être un cardinal; et Pie IX nomma Antonelli, cardinal qui s’était compromis sous Grégoire XVI, mais s’était rallié depuis. Cependant le droit de justice du foro ecclesiastico sur les laïques était aboli, l’administration municipale à Rome et dans les autres villes passait presque entièrement entre les mains des laïques. Après tout c’était un grand progrès.