Ils ne manquaient point d’avertissements. «Tel qu’il est», avait dit le vénérable Florentin Gino Capponi, en mai 1846, «le gouvernement romain ne peut régir l’État, parce qu’il est réduit par la nécessité de sa nature à craindre toute réforme, à empêcher toute amélioration. Dans l’état actuel, on dirait que la justice est en lutte avec la religion.» Parmi les puissances catholiques que l’élection intéressait surtout, l’empereur Ferdinand Ier d’Autriche, qui gardait toujours d’une façon jalouse la couronne du royaume Lombard-Vénitien, prise solennellement à Monza, en 1838, et qui avait, récemment encore, dans les États de l’Église augmenté les garnisons de Ferrare et de Rovigo, ne tenait pas à un changement de personne qui amenât un changement de politique sur le Saint-Siège; il faisait des vœux pour le cardinal Lambruschini, qui avait été le secrétaire d’État du précédent pape, et il ne cachait pas son opposition contre le cardinal Gizzi, réputé libéral. «A quoi bon, disait-il, faire des concessions à un peuple qui ne sera content que le jour où il n’y aura plus un Allemand en Italie?» Parmi les souverains et les États italiens, le roi bourbonien, Ferdinand II, de Naples et de Sicile, qui avait eu récemment à réprimer des mouvements à Aquila et dans les Calabres, et qui avait fait exécuter les frères Bandiera, se rattachait à cette manière de voir. Le gouvernement français du roi Louis - Philippe, au contraire, issu de la révolution de 1830, avait toujours contrecarré l’Autriche, et chargé son ambassadeur, M. de Saint-Aulaire, d’être son interprète libéral auprès de Grégoire XVI. Tout récemment, il avait envoyé pour accentuer davantage ses tendances, comme ambassadeur, un ancien exilé d’Italie, professeur, d’abord à Genève, puis à Paris, enfin pair de France, Rossi; et celui-ci faisait tout pour inspirer aux cardinaux une heureuse résolution. «Nous voulons», avait dit M. Guizot, chef du cabinet français, «un pape italien qui comprenne l’esprit de son siècle, et accorde au peuple les réformes dont il a besoin.» Parmi les souverains des autres États de l’Italie, Charles-Albert, roi de Sardaigne, quoique son ambassadeur se permît d’agir contrairement à ses vues, et le grand-duc de Toscane, Léopold II, manifestaient surtout le même désir.
Quand on vint proclamer, comme pape, du balcon (17 juin), le cardinal Mastaï-Ferretti, et que Pie IX apparut au milieu de sa brillante cour, étendant les bras vers les quatre régions du ciel pour prendre possession de la terre et bénir la foule agenouillée sur la belle place Monte-Cavallo, où se dresse l’obélisque égyptien et le colossal groupe de marbre des Dioscures, il se manifesta plus de respect et d’étonnement que d’enthousiasme.
Au scrutin du premier et du second jour, sur les cinquante et un cardinaux présents, Lambruschini avait eu le plus de voix, les cardinaux partisans des réformes ayant partagé leurs votes. Au dernier scrutin, le cardinal Mastaï-Ferretti avait trente-trois voix. A la trentième voix, il était devenu tout pâle. C’était dans la tradition des conclaves de ne point choisir pour pape un cardinal qui eût fait prévaloir son influence sous le pontificat précédent. Mais, parmi les cardinaux regardés comme libéraux, on avait pris l’un des plus effacés, celui qui se recommandait le moins par des traits marquants, mais qui passait pour humain, pieux et ami des réformes. C’était déjà beaucoup, après Grégoire, pour les Romains. Aussi, quelques jours après, comme Pie IX prenait possession, selon le vieux cérémonial, de la vénérable basilique de Saint-Jean-de-Latran, la population libérale et lettrée, animant le peuple, ordinairement assez indifférent en politique, improvisa-t-elle une fête prodigieuse, saisissante, comme elle en sait faire quand elle veut charmer et entraîner ses maîtres ou ses idoles. On semblait saluer une délivrance et témoigner que ce n’était pas seulement le couronnement d’un pape, mais une ère nouvelle qu’on voulait célébrer. Ainsi commença un pontificat qui devait durer près de trente-deux ans, et sous lequel la barque de saint Pierre allait être assaillie de tant d’orages!
Né le 13 mai 1792, à Sinigaglia, enfant pieux quand Pie VII était prisonnier, Mastaï-Ferretti, après avoir fait des études passables, un peu poëte et musicien, bon cavalier, ami dans sa jeunesse des Français et de l’Empire, non sans ambition, voulait entrer dans les gardes nobles, en 1815, à Rome, où il fréquentait les Chigi, les Colonna, les Doria, quand le redoublement des accès épileptiques dont il souffrait, son imagination passionnée et sa santé frêle, sous une apparence de force, le firent entrer dans les ordres. Envoyé au Chili, il fut chargé, à son retour, de la direction de l’hospice apostolique de Saint-Michel. Son zèle lui valut bientôt l’archevêché de Spolète, en 1827, l’évêché d’Imola en 1832, le chapeau de cardinal en 1840. Il touchait, au moment où il fut élu pape, à sa cinquantième année. Ce qui l’avait distingué dans toutes ses fonctions, c’était surtout sa piété, son exaltation, sa charité, sa patience, sa constance dans le bien. Sa foi était ardente, entière; sa dignité aisée et son sourire aimable le faisaient appeler le bon cardinal. Sous les apparences de la douceur, et malgré une grande mobilité d’impressions, qui le rendait facile à subir des influences, on devinait un fonds particulièrement inébranlable. Il disait lui-même qu’il «était comme une pierre: où il tombait, il demeurait par son propre poids». On pensait néanmoins que le nouveau pape saurait rendre sa haute piété accessible aux sollicitations de la terre, et qu’il accommoderait ses devoirs religieux aux nécessités de son temps. «Ce serait élever la majesté papale au-dessus des intérêts des partis,» disait le cardinal Altieri, en le proposant au sacré collége, «que de placer sur la chaire de Saint-Pierre un prélat dont la vie a été consacrée en même temps à la gloire de la religion et au soulagement de l’humanité.»
Le nouvel élu répondrait-il à ce courant récent d’opinion qui, en Italie, tendait à réconcilier la papauté avec la liberté, et le Saint-Siège avec le siècle? Le livre récent du Piémontais exilé de 1831, ancien chapelain royal, Gioberti (1843), Delprimato morale et civile degl’ Italiani, avait eu un grand succès; son but était, en rendant la religion libérale, de populariser dans les masses indifférentes l’esprit national, pour les faire marcher de pair avec les hautes classes italiennes. Sans prendre l’initiative de proposer aux princes et aux États de la Péninsule une confédération ayant le pape pour président et pour arbitre, au moins, en recommandant à celui-ci la cause de la liberté pour préparer celle de l’indépendance, espérait-il réaliser sous son patronage cette unité morale, qui accommoderait le souverain pontificat aux besoins du siècle, et les aspirations de l’Italie à la tradition de l’Église? La philosophie d’un autre Italien, exilé depuis 1831, Mamiani, qui associait la raison et le sentiment, la science et la foi, en s’inspirant du spiritualisme régnant alors en France, semblait prendre à tâche de faire taire les scrupules que cette tentative nouvelle et hardie pouvait faire naître dans les consciences timorées.
Les premiers actes de Pie IX parurent répondre à ces espérances. Le 1er juillet, il renvoya les quatre mille Suisses que Grégoire XVI soldait depuis le commencement de son règne, milice détestée des Romains, et qui avait quelquefois mis de l’excès dans la répression. Le pasteur des âmes et le souverain de Rome ne voulait plus être gardé par des étrangers. Le 15, sur son ordre, les portes des prisons, remplies par son prédécesseur, furent ouvertes à tous les condamnés politiques, et il envoya aux habitants de la Romagne, qui, depuis les derniers événements, vivaient dans la terreur, «toujours à la veille de perdre la liberté ou la vie», la promesse formelle de prochaines améliorations administratives. Le soir, une illumination subite à Rome remercia et encouragea le pontife; et, le lendemain, un décret général d’amnistie rappela tous les exilés qui promettraient par écrit de ne point abuser du pardon. Cette fois, par une magnifique nuit d’été, le pape, arraché à ses méditations par la joie reconnaissante de tout le peuple romain, fut obligé de lui donner, aux flambeaux, une bénédiction qui ne fut jamais reçue avec autant de véritable émotion. Ce n’était là que des dons de joyeux avénement. L’État romain appelait des mesures plus sérieuses, des réformes essentielles; «mais,» comme l’écrivait Rossi, «le sillon était ouvert.»
Les réformes, tel fut