IV
LES VOITURES VOLANTES
Les ailes du marquis de Bacqueville, en 1742. — La voiture volante du chanoine Desforges, en 1772. — La voiture volante ou vaisseau volant de Blanchard, en 1782.
Pendant que le P. Galien publiait son ouvrage de l'Art de voyager dans les airs, un expérimentateur audacieux, le marquis de Bacqueville, revenait à l'étude du vol artificiel: il convient de résumer ici l'histoire de ses tentatives, parce qu'elles ont inspiré l'invention des voitures volantes, dont je vais, un peu plus loin, entretenir le lecteur.
Le marquis de Bacqueville exécuta sa tentative de vol aérien en 1742. Il mourut en 1760, à l'âge de 80 ans, en voulant rentrer à toute force dans son hôtel que dévorait un incendie. D'après ces deux dates, cet aviateur convaincu avait dépassé la soixantaine quand il annonça qu'en partant de son domicile situé sur le quai, à Paris, au coin de la rue des Saints-Pères, il traverserait la Seine et irait descendre dans le jardin des Tuileries. Le jour convenu, il y eut une foule considérable, tant sur les quais que sur le Pont-Royal. À l'instant qu'il avait indiqué, le marquis de Bacqueville se montra avec ses ailes. L'un des côtés de son hôtel se terminait en terrasse; ce fut de là, d'après les récits de l'époque, qu'il s'abandonna à l'air. On prétend que son vol débuta bien, et qu'il put s'élancer jusqu'au bord de la Seine; mais, il tomba bientôt sur un bateau de blanchisseuses. Il dut à la grandeur de ses ailes de ne s'y pas tuer; il eut la cuisse cassée.
En 1772, l'abbé Desforges, chanoine de Sainte-Croix à Étampes, annonça par la voie des journaux l'expérience d'une voiture volante.
Voici la reproduction textuelle de ce qui a été publié sur l'appareil de l'abbé Desforges, dans les affiches, annonces et avis divers de 1772[24].
Du mercredi 21 octobre 1772.
On connoît les hommes volans, ou les aventures de Pierre Wilkins, traduites de l'anglois, qui parurent il y a neuf à dix ans en (1763). La lecture de ce roman, dont bien des idées sont empruntées de Robinson, a sûrement réchauffé le goût de quelques Glumms françois pour l'art de voler. Toutes les leçons qu'en a données Tuccaro dans son livre, ne valent pas en effet la description du Groundy faite par Wilkins, ni celle du vol d'Youwarky sa femme, et des autres Glumms volans. Or comme ce livre nous paroît tout aussi propre à exciter l'industrie que l'histoire de Robinson en qui le précepteur d'Émile reconnoît cette propriété, nous ne doutons pas que l'armement naturel des Glumms de Groundvolet ou de Battingdrigg n'ait suggéré l'idée de la voiture volante dont nous allons rendre compte.
On a lu dans les affiches d'Orléans une lettre de M. Desforges, chanoine de l'église royale de Sainte-Croix d'Étampes, qui dit: «avoir inventé une voiture volante, avec laquelle on pourra s'élever en l'air, voler à son gré à droite ou à gauche ou directement sans le moindre danger (fors de tomber seulement comme il en a fait l'expérience) et faire plus de cent lieues de suite sans être fatigué».
Il ajoute que: «Quand on aura le vent bon, on pourra faire au moins 30 lieues par heure, 24 par un temps calme et 10 par un vent contraire.» Il propose de s'engager par acte devant notaire de livrer une de ces voitures à ceux qui désireront en avoir pour la somme de cent mille livres qui seront déposées chez le même notaire, il s'oblige d'en faire l'essai lui-même en présence de l'acquéreur. Cette curieuse découverte n'a pas été plus tôt répandue par les papiers publics, qu'un particulier de Lyon, s'adressant directement à l'auteur, lui a marqué que les cent mille francs étoient prêts et qu'il l'attendoit avec sa voiture. Sur un avis si positif, M. Desforges, après avoir mis la dernière main à sa machine, se dispose à partir. Il s'y embarque et la fait élever de terre, par quatre hommes, à une certaine hauteur, pour prendre son vol; mais soit maladresse de ses aides, soit dérangement de quelque ressort, soit défaut de vent, le char volant, au lieu de s'élancer en haut, vole à rebours, comme le coursier de la Dunciade, et précipite son Phaéton. Comme ce char n'avait pu prendre l'essor, la chute n'a pas été périlleuse. M. Desforges en a été quitte, à ce qu'on nous a dit, pour quelques contusions, plus heureux que le marquis de Bacq, qui voulant voler comme Icare, avec des ailes artificielles, mais plus solidement attachées, se cassa la cuisse. Le vol est une vraie natation; mais le fluide imperceptible, dans lequel l'oiseau rame avec ses ailes (ou ses nageoires à tuyaux) n'a pas à beaucoup près la consistance de l'eau, dont toute la surface a des points d'appui.
L'air n'est donc navigable aux volatiles que par la vitesse et la légèreté de leurs mouvements; or quels ressorts faits de main d'homme pourront jamais les égaler? La colombe d'Archytas, colombe mécanique, s'élevoit peut-être assez haut, et voloit sans doute, dans une durée de temps déterminée, par celle de l'action du rouage, ou des autres ressorts, mais comment se remontoit-elle, ou, quel que fût le principe de son mouvement, jusqu'où se soutenoit son vol? C'est ce qu'on nous laisse à deviner. Si dans le vaste océan de l'air, comme sur celui qui nous est familier, c'est le vent qui doit suppléer aux rames, qu'est-ce qui pourra suppléer au vent, dans ces calmes soudains où l'air, sans la moindre agitation, fait à peine frémir une feuille. Il ne paroît que deux moyens à mettre en œuvre, pour une machine volante, l'air et le feu, il faut nécessairement employer l'un ou l'autre de ces deux ressorts.
Tout l'art de l'horlogerie, qui pour calculer le mouvement le plus insensible et pourtant le plus rapide de tous (celui du temps comme nous l'appelons) est aujourd'hui porté si loin, ne trouvera jamais de ressorts qui puissent représenter ceux-là. Mais si l'on parvenoit enfin à faire voler, hommes ou machines, il y auroit peut-être autant d'art à les faire abattre à leur gré, et le vol nous surprendroit encore moins que la descente.
Du mercredi 28 octobre 1772.
Suite de la voiture volante.—L'inventeur de cette curieuse machine est, dit-on, un homme de quarante-neuf ans dont la santé est ruinée par des travaux et des fatigues extraordinaires. C'est pour cela qu'il invitoit les curieux à se presser, et qu'il indiquoit sa demeure à Étampes, rue de la Cordonnerie. Voici l'idée qu'il donne lui-même de cette voiture dans une réponse qu'il a faite à une dame de province, et qui se trouve insérée dans plusieurs papiers publics:
«Elle est, dit-il, longue de 6 pieds, large de 3 pieds 8 pouces, profonde de 6 pieds et demi, depuis les pieds jusqu'au faîte de l'impériale, qui met à couvert de la pluie.»
Elle est apparemment d'osier, puisqu'il y travailloit avec un vannier. Il devoit s'envoler avec elle d'Étampes à Paris, sans y aborder, de peur d'y être retenu par la foule; mais après avoir fait cinq ou six fois le tour des Tuileries, du même vol non interrompu, il avoit résolu de revenir à Étampes, où dès qu'il seroit arrivé, il brûleroit la voiture, et n'en feroit point d'autres, qu'il n'eût été récompensé de ses peines. La voiture ne doit pas être brûlée puisqu'elle n'a pas fait le voyage.
Monsieur Desforges ajoute: «Si cette voiture étoit peinte en verd à l'huile de noix, elle durerait plus de quatre-vingts ans, en faisant 300 lieues par jour; ce qui seroit le plus sujet à s'user ce seroit les charnières, on y prendra garde de temps en temps. Quand on les verra à moitiée usées on y en substituera d'autres, mais avant d'être usées à moitié, elles pourront servir trois mois de suite à faire chaque jour 300 lieues. (Ces charnières font apparemment l'effet des cartilages des Glumms.)
«Quoique le vent soit très contraire, on pourra voler sans beaucoup d'efforts, de même qu'un batelier qui rame pour remonter contre la marche d'une rivière, qui coule très lentement, non contre le cours d'un fleuve très rapide. Cette voiture ne coûte presque rien, il ne faut rien autre chose pour la construire que de l'osier pour 40 sols, et du bois de Marseau pour 4 livres; les journées du vannier sont plus chères, il n'y a de l'ouvrage pour lui que pour 12 jours. Il faudra revêtir le dessus des ailes et de l'impériale avec du taffetas-cire d'Angleterre; c'est ce qu'il y a de plus coûteux. On coudra des plumes aux ailes,